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TRIBUNE

De l'urgence à mieux détecter l'engagement du «jihadiste» contemporain

Une pratique intense de l’islam ne suffit pas pour repérer les potentiels jihadistes, selon l'anthropologue Dounia Bouzar. Il faut prendre en compte la triple dimension, relationnelle, émotionnelle et idéologique du processus d'engagement.
A l'extérieur de la gare de Saint-Charles à Marseille dimanche, après l'attentat qui a fait deux morts. (Photo Bertrand Langlois. AFP)
par Dounia Bouzar, Anthropologue du fait religieux
publié le 2 octobre 2017 à 13h29

Quelques heures après une attaque terroriste, il y a très souvent des informations selon lesquelles l’auteur était «connu des autorités» mais le degré de dangerosité n’avait pas été désigné comme suffisamment élevé pour qu'il mérite une surveillance continue. D’autres fois, il est uniquement fiché en délinquance. Parfois, il n’a tout simplement pas été repéré, y compris par sa propre famille.

Une évaluation rigoureuse et efficace du risque ne peut faire l’économie de la prise en compte de la métamorphose du discours «jihadiste» (1), qui arrive depuis quelques années à faire basculer des individus très différents selon des modalités individualisées, parfois invisibles, qui entraînent la remise en question des indicateurs autrefois utilisés pour détecter les engagements «jihadistes» traditionnels, type Al-Qaeda.

En effet, les indicateurs traditionnels de détection se basent sur les déclarations explicites des «jihadistes», qui expriment leur volonté de «se soumettre à Dieu», «d'appliquer la charia», etc., donnant l'impression qu'il faut uniquement relier la détection à une pratique intense de l'islam. Cette surveillance a montré ses limites : certains auteurs d'attentats récents (Bataclan, Nice, Orlando) n'ont jamais été repérés parce qu'ils avaient par exemple une sexualité qui ne laissait pas présumer de leur adhésion à un islam rigoriste.

L’étude des conversations des recruteurs avec les jeunes que nous avons suivis (2) montre que si Al-Qaeda se basait d’abord sur un projet théologique pour susciter l’adhésion à leur idéologie et à leur groupe, les recruteurs du «jihad» contemporain s’appuient d’abord sur les ressorts intimes des individus. La présence d’anciens généraux de Saddam Hussein au sein des stratèges de Daech, formés par la CIA, explique que les techniques de recrutement de ces jihadistes contemporains s’inspirent des techniques de recrutement des espions : les recrues sont soigneusement évaluées et choisies pour leur vulnérabilité personnelle (sociale, économique, culturelle, politique, identitaire, psychologique, etc.) qu’ils pensent dépasser avec leur adhésion à l’idéologie «jihadiste».

A un moment donné, les recruteurs arrivent à faire passer l’individu de son malaise personnel à l’adhésion au discours «jihadiste». Ils le persuadent que son mal-être sera réglé par son adhésion à leur idéologie, seule capable à la fois de le régénérer et de régénérer le monde. Un lien cognitif s’établit entre l’expérience vécue par le jeune en question et la dimension transcendantale de l’islam.

Nos premières recherches ont répertorié pour le moment huit motifs d’engagements différents (3), tous liés à un monde meilleur ou à un «meilleur soi» (4). Les recruteurs adaptent leur discours aux aspirations cognitives et émotionnelles de chaque jeune, faisant miroiter de l’humanitaire à celui qui veut être utile, un monde utopique à celui qui trouve la société injuste, la mort à celui qui est dépressif, la vengeance à celui qui a été discriminé, la contention à celui qui se culpabilise pour son orientation sexuelle, la protection à celle qui a été abusée ou violée, etc.

Nous pouvons donc définir l’engagement «jihadiste» comme le résultat d’un processus psychique qui transforme le cadre cognitif de l’individu (sa manière de voir le monde, de penser, d’agir…), en le faisant basculer d’une quête personnelle à une idéologie reliée à une identité collective musulmane et à un projet politique totalitaire qu’il veut mettre en action en utilisant la violence.

Pour trouver un criminel, il faut le connaître, comprendre les motivations qui sous-tendent son crime. Pour détecter un «jihadiste», il s’agit d’identifier les éléments qui composent son adhésion à l’idéologie et au groupe «jihadiste». Pour faire émerger la dynamique idéologique des extrémistes avant qu’ils ne passent à l’acte, il faut donc arriver à recueillir des données sur ce qui a conditionné, à la base, leur engagement au niveau implicite.

Autrement dit, il est essentiel d’avoir accès aux multiples «fils invisibles» du processus de radicalité «jihadiste». Cela demande un effort intellectuel car il ne s’agit plus de trouver l’archétype du «jihadiste» dont les stigmates seraient visibles, donc repérables et définis à l’avance, mais d’appréhender un processus. Mettre en place une détection efficace exige de se baser sur le constat que les «jihadistes» contemporains utilisent une triple dimension relationnelle, émotionnelle et idéologique pour faire miroiter un motif d’engagement qui corresponde à l’idéal de chaque recrue. Cela fonctionne d’autant mieux que ces recrues se situent majoritairement dans une tranche d’âge de moins de 30 ans, où ils recherchent justement ces trois dimensions : un idéal, un groupe et des émotions fortes.

Au lieu de guetter une pratique ou un signe religieux visible pour détecter un «apprenti-jihadiste», il s'agit de repérer les conséquences de l'approche émotionnelle anxiogène des recruteurs, qui a pour objectif de provoquer une défiance totale envers la société : la radicalisation se manifeste de manière observable par un changement relationnel, comportemental et lexical. Pour ne donner qu'un exemple, l'idéologie «jihadiste» fait peur à sa recrue en lui faisant croire que respecter le tawhid (unicité de Dieu, premier pilier de l'islam) ne peut se faire en démocratie car accepter les lois humaines revient à considérer que les députés sont au même niveau que Dieu. Ainsi, signer un contrat ou une déposition constitue une sorte d'associationnisme et de polythéisme… C'est cette croyance qui va ensuite conduire le «jihadiste» à estimer que celui qui se soumet à la loi humaine est un complice du gouvernement, qu'il ne peut le fréquenter et que ce dernier mérite de mourir. Ce changement de comportement entraîne une rhétorique différente: alors que les salafistes piétistes vont parler de «rectifier leur tawhid», il va énoncer sa volonté de «mettre en pratique son tawhid» (5)…

Ces indicateurs doivent être repérés à la fois par une observation de l’individu, par l’écoute de ses conversations et par le suivi de ses communications sur les réseaux Internet. Cela signifie que le cadre conceptuel des programmes de détection doit prendre en compte la triple dimension émotionnelle, relationnelle et idéologique du processus d’engagement pour être efficace.

(1) Nous mettons entre guillemets le terme «jihadiste» afin de ne pas valider l'interprétation des terroristes, qui l'ont transformé en «droit au meurtre».

(2) Cf. l'analyse dans Je rêvais d'un autre monde, l'adolescence sous l'emprise de Daech, Editions Stock, avec Serge Hefez.

(3) Bouzar D. (2017), «A Novel Motivation-based Conceptual Framework for Disengagement and De-radicalization Programs», in Sociology and Anthropology 5(8) : 600-614, 2017 http://www.hrpub.org ; Bouzar D. & Martin M. (2016), «Pour quels motifs les jeunes s'engagent-ils dans le jihad ?» Revue Neuropsychiatrie de l'enfant et de l'adolescent, 2016.

(4) Des recherches statistiques et analytiques sont en cours sur 150 jeunes «pro-Daech» pour vérifier si les motifs d'engagements sont liés à certaines vulnérabilités, en collaboration avec l'équipe du Dr David Cohen, chef du service de psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent de l'hôpital AP-HP de la Pitié-Salpêtrière.

(5) Pour une approche approfondie du lexique utilisé, voir le rapport «Détecter le passage à l'acte en repérant la manipulation des termes musulmans par Daech» sur http://www.cpdsi.fr