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Libération
Chronique «Philosophiques»

«Blade Runner» a perdu sa philosophie et pas que

La première version posait la question de l’humain en accordant plus d’humanité à l’autre venu d’ailleurs, le «réplicant». Le dernier opus, «2049», oublie l’essentiel.
Harrison Ford dans le «Blade Runner» de Ridley Scott de 1982. (Photo Ronald Grant.Mary Evans.Sipa)
publié le 5 octobre 2017 à 17h46
(mis à jour le 5 octobre 2017 à 17h50)

Bon, on savait que c'était peine perdue, mais on est tout de même dépité par Blade Runner 2049. Justement déjà parce que le film de Denis Villeneuve est trop parfait. Joli héros lisse : K-le-réplicant joué par un Ryan Gosling, aussi subtilement inexpressif que dans La La Land, accompagné de son mignon hologramme de confort, belle image de paysages lunaires, scénario à tiroirs et retour touchant de Harrison Ford en Rick Deckard.

Et on se rappelle, avec une nostalgie qu'aggravent les flash-back, un enregistrement crépitant du premier entretien test de Rick Deckard avec Rachael - le Blade Runner d'origine, et ses imperfections. BR est un tel film-culte qu'on en oublie qu'il a été froidement reçu par le public et snobé par la critique à sa sortie en 1982. Ridley Scott n'avait pas l'aura rebelle de Thelma et Louise (1991), ou majestueuse de Gladiator (2000). Le film n'était pas si agréable à voir, encore moins pour le spectateur d'aujourd'hui : trop lent, trop sombre, trop glauque. Et quasiment dénué de sens dans sa première version avec happy end.

Mais, c'est ce caractère déroutant qui manque à BR 2049, lequel n'est certes pas un remake (comme le nouveau Total Recall, très inférieur à l'original), ni une suite exploitant un filon (comme la série des Star Wars). Denis Villeneuve, fan de BR, célèbre un film qui a influencé notre vision du monde ; un chef-d'œuvre qui illustre l'importance de ces œuvres cinématographiques populaires, rivalisant avec les grandes œuvres littéraires.

BR n'est pas seulement culte, c'est un classique du XXe siècle, qui a créé, en même temps que les premiers épisodes, IV-V-VI, de Star Wars, entre 1977-1983, le genre science-fiction.

Ce genre, Harrison Ford en est la «signature». En 1982, l'acteur passait, vrai contre-emploi, du personnage séduisant et romanesque de Han Solo à celui de Rick Deckard, détective sinistre traqueur de «réplicants». Dans BR 2049, on retrouve Harrison Ford, comme dans Star Wars Episode VII (We're home) qui reprend ainsi les deux rôles de ses débuts, comme pour boucler un cycle. Mais ici le retour est moins joyeux. Contemporain mais à contre-courant du space opera jubilatoire Star Wars, BR inventait l'esthétique de la science-fiction, cette fois sur terre ; sa texture et son style spécifiques mêlant néonoir et effets spéciaux, atmosphère urbaine suintante, faiblement clignotante et miséreuse… voitures volantes, créatures difformes, fast-food dégueu. Une esthétique qui se retrouve sous forme clean et déprimante, au fond moins vivante dans BR 2049. BR figurait le pré-apocalyptique, BR 2049 joue la carte usée de la dystopie, régurgitant tous les films qui ont imité son modèle, de 12 Monkeys à Terminator ou Oblivion…

BR 2049, dont l'action se situe trente ans après celle de l'original, nous rappelle si besoin que BR se déroulait en 2019, dans notre présent (ou futur immédiat). Mais Denis Villeneuve n'est pas John Carpenter en 1996 réalisant Los Angeles 2013 pour doubler ironiquement la date de péremption du précédent, le mythique New York 1997 (1981).

Ce n'est pas parce qu'on n'a pas de voitures volantes, et que le soleil est encore sur nos têtes qu'il faut re-booter BR. Car le BR de 2019n'est pas périmé. C'est même définitivement notre temps parce que la question qu'il posait est plus que jamais la nôtre : l'humain, des définitions à ses limites. Question métaphysique qui prend très précisément la forme d'une interrogation sceptique. A quoi reconnais-je que j'ai affaire à un humain ? Quels sont les critères de l'humain ?

BR a été pionnier dans l'expression cinématographique du scepticisme philosophique (1), non comme doute sur la réalité du monde (thématique des brillants Matrix ou Existenz) mais sur l'humanité et la réalité d'autrui.

Dans BR 2049, la chasse aux «réplicants», identifiés d'emblée, ne nécessite même plus leur détection comportementale (par le test dit «Voight-Kampff», censé détecter les réactions des androïdes, qui était le punctum de BR).

Le scepticisme sur l'humanité de «l'autre» est, dans 2049, refoulé au profit d'un scepticisme cognitif classique, sur la réalité d'une expérience, d'une représentation, point fort du film, avec la «confirmation» du souvenir d'enfance de K.

La thèse si radicale de BR, de la supériorité morale des androïdes, de l'inhumanité de l'humain en tant qu'elle se révèle dans les procédures de critérisation de l'humain, se transforme en réflexion épistémologique conformiste. Les non-humains, grandioses dans BR, sont dans BR 2049 ectoplasmiques ou mégalomanes ; les clones 2049 de Pris ou de Zhora sont un faible rappel de leur présence physique à l'écran, inoubliable dans BR. Au point qu'un Rick Deckard au bout du rouleau devient, à rebours de l'original, le plus humain du film. BR constituait sa propre réponse au doute sur l'humanité : un test Voight-Kampff à lui seul, qui nous attachait à ses personnages et réalisait son monde. Guère de chance que le «tape-à-l'œil» 2049 fasse la même impression. Affaire d'esthétique et de philosophie.

(1) Lire Sandra Laugier, «Blade Runner : peut-on "répliquer" l'humain ?» CNRS le Journal.

Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laugier, Michaël Fœssel, Sabine Prokhoris et Frédéric Worms.