Questions
à Olivier Lopez, docteur en histoire, chercheur associé, Aix-Marseille Univ,
CNRS, TELEMME, Aix-en-Provence, et professeur au lycée Les Alpilles à Miramas.
Pourquoi
vous être intéressé à la Compagnie royale d’Afrique ?
Dans une longue et riche
histoire partagée entre les deux rives de la Méditerranée occidentale, la
situation de la Compagnie royale d'Afrique apparaît très vite surprenante sinon
originale. Créée en 1741, après l'échec de multiples structures qui se
succèdent depuis le xvie siècle
dans la gestion du commerce d'Afrique du Nord – ou de Barbarie pour
reprendre la terminologie de l'époque –, en
commençant par l'emblématique Compagnie du Corail, elle apparaît dans le
paysage phocéen à une époque marquée tant par la dilatation des horizons commerciaux
du port provençal que par l'évolution de la pensée économique vers une
libéralisation des échanges. Sa longue existence, jusqu'à son remplacement 53 ans
plus tard, en 1793, par l'Agence d'Afrique, dans une période et un espace
marqués par de nombreux conflits, et la stabilité de ses installations dans des
contrées symbolisant l'altérité par excellence font de cette structure un
observatoire privilégié pour l'analyse des relations entre les deux rives et la
perception des évolutions du regard et des pratiques.
Cette entreprise n’a
pourtant suscité que peu d’intérêt scientifique. Absente ou presque de la
monumentale Histoire du commerce de Marseille publiée sous la direction
de G. Rambert au milieu du xxe siècle,
il faut remonter au dernier tiers du xixe siècle
ou au tout début du xxe siècle
pour trouver des études d’envergure consacrées à cette entreprise.
Il s’agissait donc, en cherchant à combler un creux historiographique, de
proposer une relecture de cette histoire au prisme des évolutions
historiographiques. Bien que classique aujourd’hui, une approche quantitative
était incontournable pour préciser l’ampleur des échanges commerciaux.
L’évolution de l’histoire du travail invitait également à redéfinir la place
laissée aux acteurs de ces activités pour dépasser l’intérêt portant
exclusivement jusque-là sur les principaux administrateurs de l’entreprise en
cherchant à approcher individualités et parcours, réseaux et imbrications,
soutiens et confrontations. Enfin, la vision de l’autre devait être envisagée à
nouveaux frais. En accord avec le temps de leurs auteurs au détriment de celui
des acteurs, les études de Ch. Féraud et P. Masson ont transformé
l’histoire de ces relations Nord/Sud en celle d’une protocolonisation.
Les rapports entre les hommes de la Compagnie et les habitants des contrées
fréquentées sont ainsi perçus essentiellement sous l’angle de la confrontation
et de la domination. À l’échelon individuel,
il demeure délicat de se prononcer. La documentation disponible est
essentiellement composée des archives officielles de l’entreprise, qui
focalisent l’attention sur toutes les situations de nature à pénaliser
l’activité commerciale. Il est donc naturel que les situations conflictuelles y
soient surreprésentées. C’est une tendance connue des sources historiques, déjà
soulignée, par exemple, par D. Valérian en ce qui concerne les sources
arabes.
Mais il est intéressant de constater que ces conflits n’opposent pas
systématiquement des groupes ou des individus définis par leur rive d’origine
ou leur religion, plus supposée qu’affirmée par ailleurs. La constitution des
groupes humains est fluctuante. L’établissement de La Calle, par exemple,
situé sur une presqu’île d’environ 4 hectares, accueille entre 200 et
300 employés venus de la rive nord, exclusivement des hommes.
Régulièrement au contact de la population locale, qu’il s’agisse de relations
professionnelles ou plus personnelles – partage des temps de repos,
éventuellement mis à profit pour organiser des circuits de contrebande –,
les rixes ne sont pas rares. À la supposée confrontation entre la croix et le
croissant au xviiie siècle,
se substitue en fait, en analysant les interactions, une opposition entre
intérêt personnel et intérêt collectif – entendu comme celui de la
Compagnie – ou entre strates sociales, ou encore entre groupes
géographiques issus de la rive nord. Lorsque l’opposition se situe entre Maures
et Latins, elle apparaît encore comme illustrant ces logiques exclusives
d’intéressement, conçues cette fois à l’échelon individuel. Cette logique d’intéressement
est indissociable de la place de l’entreprise phocéenne au sein des régences
d’Alger et de Tunis. Son existence repose sur des accords conclus avec le dey
d’Alger, renouvelés à l’avènement d’un nouveau souverain, et avec le bey de
Tunis pour une temporalité définie par le texte même du traité. Ils prévoient
les modalités d’exercice de ce privilège commercial et les lismes ou
redevance que la Compagnie doit régler annuellement à ces régences. Il n’y a
donc pas de situation de domination, mais bien une concession commerciale,
librement consentie en l’échange de paiement de droits dont le montant est
éventuellement renégocié. Par ailleurs, le commerce des blés fait l’objet
chaque année, à Alger, d’une négociation sur les quantités exportables par la
Compagnie. Au-delà du volume défini, la Compagnie garde la liberté d’acheter du
blé, mais au prix du marché, donc en concurrence avec les autres acheteurs
potentiels. Enfin, ce n’est qu’en intéressant financièrement les autorités
locales ou régionales – le bey de Constantine, le caïd de Bône ou le cheikh
de La Mazoule – que la Compagnie parvient à réellement développer ses
activités. Nous sommes donc très éloignés d’une situation de domination du
marché, et il ne saurait être question d’y voir les germes d’une quelconque
forme de colonisation.
Le
succès de la Compagnie royale d’Afrique constitue donc un objectif commun des
autorités des deux rives de la Méditerranée ?
Absolument, car tout le
monde y trouve son intérêt. La Provence ne produit pas assez de blé pour
nourrir Marseille. Pour la ville et son arrière-pays, l’arrivée des blés de
mer est donc de première importance. La proximité des côtes de Barbarie et
la sécurité – toute relative – de sa navigation constituent donc un
atout non négligeable. La première mission de l’entreprise est donc
d’approvisionner Marseille en grain, en s’interdisant toute spéculation sur son
cours – et en compensant le manque à gagner par la vente d’autres
produits, comme les cires, cuirs, laines et coraux, au détriment des conditions
sociales des pêcheurs de corail notamment. Cette mission crée de facto
des tensions avec les partenaires de l’autre rive, assurés d’un débouché
commercial lorsque les cours sont au plus bas, mais privés, pour partie, du jeu
concurrentiel lorsqu’ils s’envolent. Des tensions qui s’expliquent également
par des pratiques plus ou moins en marge de la morale négociante, observées de
part et d’autre, sans doute comme dans toute relation commerciale.
Malgré ces difficultés,
la Compagnie maintient son activité pendant plus d’un demi-siècle, et dégage
des bénéfices conséquents. Pour y parvenir, l’appui des partenaires de la rive
sud est indispensable et vient un peu plus brouiller les frontières supposées
et les lignes de confrontation. On trouve ainsi la Compagnie royale d’Afrique
agissant pour faire libérer des barbaresques, captifs sur la rive nord de la
Méditerranée, ou sollicitant l’intervention de corsaires des Régences pour
disperser ou capturer des pêcheurs de corail napolitains en infraction avec son
monopole. Pour les Régences, la permanence de l’entreprise permet de développer
des activités agricoles dont les débouchés commerciaux ne seraient pas assurés
en son absence. Par ailleurs, le paiement des lismes représente un
apport monétaire important pour les caisses d’Alger ou de Tunis, à une période
où la course est en pleine régression. Ces sommes peuvent par ailleurs être
vues comme s’insérant dans un vaste jeu géopolitique entre Europe et Afrique du
Nord. D. Panzac a en effet démontré comment, dans le premier tiers du xviiie siècle, des
accords sont conclus entre les Régences et plusieurs puissances européennes
pour mettre leur navigation à l’abri des corsaires barbaresques en l’échange du
versement de tributs.
Ce sont en général de modestes puissances maritimes qui recourent à cet
expédient, à l’instigation des Pays-Bas, la France et l’Angleterre préfèrant la
manière forte. Pourtant, le maintien du paiement de ces lismes durant
l’ensemble de cette période, bien que l’exclusivité commerciale qu’elles sont
censées garantir se révèle toute théorique, invite à s’interroger pour savoir
si la Compagnie royale d’Afrique ne fait pas office d’intermédiaire dans le
paiement d’un tribut qui serait jugé dégradant.
Rambert,
Gaston (dir.), Histoire du commerce de Marseille, 7 vol.,
Paris, Plon, 1949-1966.
Féraud, Charles, Histoire
des villes de la province de Constantine. La Calle et documents pour servir à l'histoire des
anciennes concessions françaises d'Afrique, Alger, Typ. de l'association ouvrière V. Aillaud et Cie, 1877 ; Masson, Paul, Histoire
des établissements et du commerce français dans l'Afrique barbaresque,
Paris, Hachette, 1903.
Valérian, Dominique,
« Les marchands latins dans les ports musulmans méditerranéens : une
minorité confinée dans des espaces communautaires ? », Revue des
mondes musulmans et de la Méditerranée, no 107‑110, septembre 2005.
Panzac, Daniel, Les
corsaires barbaresques. La fin d'une épopée, 1800-1820, Paris, CNRS Éditions, coll. « Méditerranée », 1999.
Pour en
savoir plus :
HEYBERGER,
Bernard et VERDEIL, Chantal (dir.), Hommes de l'entre-deux. Parcours
individuels et portraits de groupes sur la frontière de la Méditerranée (xvie-xxe siècle), Paris, Les Indes savantes,
coll. « Rivages des Xantons », 2009.
MARTÍN CORRALES, Eloy, Comercio de Cataluña con el
méditerráneo musulmán (siglos xvi-xviii). El comercio con los
« enemigos de la fe », Barcelona, Bellatera, 2000.
TRIVELLATO,
Francesca, Corail contre diamants. De la Méditerranée à l’océan Indien au xviiie siècle, Trad. G. Calafat,
Paris, Seuil, coll. « L’Univers historique », 2016.
WINDLER,
Christian, La diplomatie comme expérience de l’autre. Consuls français au
Maghreb (1700-1840), Genève, Droz, coll. « Bibliothèque des
Lumières » no 60, 2002.