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Interview

Daniel Mendelsohn : «Etudier "l’Odyssée" en présence de mon père a développé notre intelligence émotionnelle»

L’auteur américain des «Disparus» a demandé à son père d’assister à son séminaire sur l’œuvre d’Homère, un texte obsédé par la relation père-fils. Un parallèle avec Ulysse et Télémaque qui lui a permis de disséquer ses propres rapports familiaux.
(Illustration Christine Enault)
publié le 13 octobre 2017 à 18h36

Il s'était occupé d'un côté, il vient de s'occuper de l'autre. Dix ans après la publication des Disparus (Flammarion, 2007) dans lequel il partait à la recherche de l'histoire d'une partie de sa famille maternelle, l'helléniste américain Daniel Mendelsohn, né en 1960, consacre un livre à son père, Jay Mendelsohn. Comme les Disparus avant lui, Une odyssée, un père, un fils, une épopée qui vient de sortir chez Flammarion est une enquête. Il s'agit de découvrir la personnalité de ce père avec lequel l'écrivain n'a pas la complicité qui le lie à sa mère. En 2012, cet homme de 81 ans demande à son fils d'assister au séminaire qu'il tient à Bard College, une université de l'Etat de New York, sur l'Odyssée. Daniel Mendelsohn l'accueille parmi ses étudiants âgés de 17 à 18 ans, et découvre en ce chercheur scientifique d'un milieu populaire, sévère, exaspérant de rigueur, si différent de son épouse expansive, un homme capable de tendresse et de nuances. Les retrouvailles d'Ulysse et Télémaque éclairent celles de Jay et Daniel. Le père meurt juste après ce rapprochement. Voici le livre de cette ultime relation, analyse filiale traversée par les récits d'Homère et les réflexions de jeunes Américains du nouveau siècle.

Pourquoi ne pas avoir écrit sur votre père sans l’Odyssée en contrepoint ?

Parce que c'est ma façon d'écrire, je fais tout le temps comme ça. J'ai tricoté dans deux livres précédents, les Disparus et l'Etreinte fugitive, cet entrelacement entre narration personnelle et commentaire critique de textes anciens - il s'agissait de la Bible dans les Disparus. Lorsque mon père m'a demandé d'assister à mon cours sur Homère, j'y ai vu l'occasion de faire un de mes habituels entrelacements, sans savoir ce que donnerait plus tard cet exercice. Mais il me semblait qu'avoir mon père comme étudiant serait intéressant, et puisque l'Odyssée est un texte obsédé par la relation père et fils, il était à mes yeux évident et nécessaire de tisser ces deux histoires. C'était mon devoir d'écrivain.

Qu’est-ce qu’il y a de commun, ou de différent, entre Ulysse et Télémaque, et vous et votre père ?

Entre Ulysse et Télémaque, il ne s'agit pas de reconnaissance puisqu'ils ne se sont jamais rencontrés ni connus. On ne reconnaît pas quelqu'un que l'on n'a pas connu. Les étudiants ne comprenaient pas cela, ils me disaient : «Mais c'est tout de même son père», et ils étaient choqués par le fait que les retrouvailles entre Ulysse et Argos, son chien, soient plus importantes que celles entre Ulysse et son fils. Le parallèle entre la relation que j'avais avec mon père et celle qu'ont Ulysse et Télémaque n'est pas parfait, mais étudier l'Odyssée en présence de mon père a développé notre intelligence émotionnelle. La croisière que nous avons faite ensuite tous les deux sur les traces d'Ulysse en Méditerranée a approfondi cette découverte réciproque.

La présence de votre père dans votre cours a-t-il eu des effets sur vous et vos étudiants ?

A mes étudiants, elle a permis de se rebeller contre moi parce que les interventions de mon père leur posaient souvent problème, elles les agaçaient parce que lui-même s’agaçait contre Ulysse, qu’il ne trouvait pas héroïque. D’un point de vue pédagogique, c’était excellent. Après cette expérience, j’ai changé ma façon d’enseigner. Aujourd’hui je suis plus ouvert, plus détendu. Pourtant j’enseigne depuis 1989. C’est un cliché qu’il est bon de rappeler : les enseignants ont beaucoup à apprendre de leurs étudiants. Mais pendant cette semaine de promotion de mon livre en France, on ne cesse de me dire qu’ici, les étudiants ne peuvent pas dialoguer ni intervenir en cours. Je suis très étonné car comme beaucoup de classicistes américains, j’ai admiré Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, et je n’ai jamais imaginé que leurs étudiants pussent faire autrement avec eux que ce que font les Américains avec leurs professeurs. Pour nous, la manière socratique d’enseigner, poser des questions suggestives aux étudiants est banale. Je n’ai jamais fait de cours magistral en trente ans de carrière. Tous mes cours sont des séminaires parce que cette forme correspond à mon tempérament. C’est bien, je pense, que les étudiants sentent ce rythme pédagogique. Et voir dans leurs yeux ce moment d’illumination, lorsqu’ils comprennent quelque chose essentiel du texte, c’est vraiment chouette ; c’est la raison pour laquelle j’adore mon métier.

Quels effets a eu sur vous la présence de votre père dans votre cours ?

Il était dur, il y avait des tensions entre lui et moi et nous avons essayé de les résoudre à la fin de sa vie. Le jour où mon père a parlé devant la classe de sa relation avec ma mère, de ces petites choses qui scellent l'intimité d'un couple, a été un tournant dans le cours, et un tournant pour moi, dans la façon dont je voyais mon père. Les étudiants ont été très frappés par cette intervention et, de mon côté, je me suis dit : «Je suis en train de vivre l'Odyssée avec mon père, je le découvre.» Cette scène de la fin du livre est le climax de ce séminaire. Je pensais que les étudiants allaient rire de ce vieillard qui parlait de son couple, qui faisait, même brièvement, allusion aux choses physiques. Or ils ne se sont pas du tout moqués de lui, ils étaient au contraire fascinés. Lorsqu'il fait cette remarque, la vie et le texte ne font plus qu'un. Ils se superposent. Les étudiants ont 17 ans, ils ne savent presque rien de la vie d'adulte ou du couple et ils discutent d'un mariage, celui d'Ulysse et de Pénélope, qui existe depuis plus longtemps que leur vie à eux, et d'une absence de vingt ans ! C'est difficile de leur faire comprendre ce que le texte dit à ce sujet et grâce à la remarque de mon père, ils ont compris quelque chose. Ils ont été bouleversés par cette scène. Ils m'en ont parlé après la mort de mon père - puisque le séminaire a continué après, c'était très particulier et très fort, d'ailleurs, que le cours reprenne alors qu'ils avaient connu mon père.

Pouvez-vous qualifier les différences entre votre père et votre mère ?

Ils étaient totalement opposés. Mon père était très modeste, il ne voulait jamais raconter des histoires sur lui et sa famille, il était très logique, rationnel, scientifique. C'était un mathématicien. C'est lui qui nous a transmis le goût de l'étude et du savoir. Quant à ma mère, elle avait un côté comédienne, un excellent sens de l'humour. Elle adorait raconter des histoires, comme son père, qui était le héros des Disparus. Pour mes frères, ma sœur et moi, il était très difficile de comprendre ce mariage entre ces deux personnes qui n'avaient rien en commun. Ce n'est qu'à la fin de la vie de mon père que nous avons vu le rapport entre eux deux, qui était intérieur et n'avait rien à voir avec ce qu'ils montraient aux autres.

Vous écrivez que vous aviez honte des manières rustres de votre père. Votre mère s’en rendait-elle compte ?

J’en suis sûr ; elle, au contraire, si élégante… C’était difficile pour moi aussi d’admettre que j’avais honte de lui, de ses vêtements, de sa façon de manger. J’étais dur avec mon père comme lui était dur avec moi. Cela ne me procure aucun plaisir d’écrire ces passages, mais il faut être honnête avec son lecteur dans une autofiction. C’est le deal : «Vous me lisez et je dois être honnête avec vous.»

Etes-vous honnête lorsque vous écrivez que c’est grâce à une intervention en séminaire de votre père que vous prenez conscience de l’importance des petites choses pour construire l’intimité d’un couple ?

Oui, je suis honnête. Je le savais intellectuellement mais je ne me le formulais pas. Nous connaissons l’importance des petits secrets pour sceller un couple, mais cette vérité avait d’autant plus de poids qu’elle venait de mon père qui s’exprimait sur sa relation avec ma mère.

On dit que les filles ne souhaitent pas ressembler à leur mère alors que les garçons prennent leur père pour un héros et un modèle. Qu’en pensez-vous ?

Ah bon ? Il me semble pourtant que bien des problèmes se posent entre les pères et les fils ; pensez au complexe d'Œdipe. Mais je vais vous répéter le bon mot d'Oscar Wilde qui s'approche de ce que vous dites ; vous le connaissez ? «C'est une tragédie que la plupart des femmes ressemblent à leur mère et que la plupart des hommes ne ressemblent pas à leur père.»

Quel autre livre sur la relation père-fils aimez-vous ?

Patrimoine de Philip Roth, l'écrivain préféré de mon père. Ecoutez Roth parler : on dirait mon père, c'est fou, ils ont exactement le même accent du New Jersey. Ils venaient presque du même lieu - mon père enfant a déménagé dans le Bronx mais il est né dans le New Jersey et il a gardé cet accent. Patrimoine est un livre d'une puissante tendresse. Roth, comme mon père, c'est un être rude. Il sait les choses, Philip Roth ! C'est pour cela que c'est tellement touchant de le lire dans un tel texte. Il a écrit Un homme, un roman sur la déchéance d'un corps vieillissant. Autre beau texte sur la relation père-fils : Mort d'un commis voyageur d'Arthur Miller. C'est difficile d'être un fils : vous admirez votre père, vous voulez être aussi puissant et grand que lui et, en grandissant, vous remarquez des choses qui ne sont pas tellement admirables. C'est un processus de…

…de trahison ?

Non, de déception. Vous commencez à penser à vos parents comme à des dieux puis vous voyez des choses. Nous avons tous nos défauts, c’est humain et ce n’est pas tellement grave, en fait.

Quel genre de père êtes-vous avec vos deux fils ?

Evidemment, l’exact opposé de celui qu’était mon père. Je les embrasse souvent, je leur répète combien je les aime. Ils auront, j’en suis sûr, leurs propres problèmes avec moi, mais la vie est trop courte pour que j’y pense au moment où ils ne se posent pas.