Elle a 24 ans. Demain, elle passe sa thèse de médecine. Alors aujourd’hui, avec des copines, elle a décidé de faire les boutiques, pour se trouver une tenue. C’est un grand jour, la soutenance de thèse. Ses parents seront là. Son père est venu exprès d’Angleterre. Elle a 24 ans, elle est jolie comme tout, avec ses dents écartées. Quand soudain…

Peut-être croyez-vous commencer à lire une histoire de harcèlement ou d’agression sexuelle, comme on en lit dans les journaux depuis quelques jours. Mais non. Aucun porc ne se serre contre la jeune femme dans le magasin. Car soudain, c’est un énorme camion qui explose, mettant le feu à une citerne. Plus de 300 morts, 500 blessés. On est à Mogadiscio. On ne sait pas si la jeune étudiante a eu le temps de trouver sa tenue.

C'est le Guardian, qui a offert une sépulture médiatique à Maryam Abdullahi Gedi, en racontant son histoire, assortie d'une photo. En l'individualisant. Une victime sur 300. Peut-être parce qu'elle avait un compte Facebook, et qu'il est plus facile de trouver une photo. Peut-être parce que son père était en Grande-Bretagne. Le Guardian seul. Ils s'y sont mis à deux : le correspondant à Johannesburg, et un pigiste de Nairobi. Il n'existe pas de journal, en Somalie, capable de faire ce que Libé et le Monde ont fait pour les morts du Bataclan, et auparavant le New York Times pour ceux du 11 Septembre : des jolies mini-biographies, avec témoignages et photos. De petits mémoriaux. De toute manière, 120 corps étaient tout à fait méconnaissables. Et puis, qui aurait lu ? Croyez-vous que c'est par hasard, que cette chronique ne soit pas titrée sur la Somalie ?

Pas la peine de jouer à l’hypocrite. Pour expliquer le désintérêt des médias français pour les 300 morts de Mogadiscio, la loi du mort kilomètre joue à plein. La Somalie, c’est loin. Ce n’est pas francophone. En plus, les islamistes locaux, ces shebab affiliés à Al-Qaeda, ne sont même pas menaçants. Ils ne s’entre-tuent qu’entre Africains. On ne va pas gaspiller notre compassion, ou notre effroi.

Sur ces entrefaites, déboule Sophia Chikirou. C'est la conseillère en com de Jean-Luc Mélenchon. Elle est en train de lancer un site d'information, le Média, dans lequel on va voir ce qu'on va voir. Ce site, annonce-t-elle sur Twitter, parlera de la Somalie. Il en parlera vraiment. Plusieurs jours de suite, s'il le faut (si si). Pas comme les autres. Très vite, elle s'embrouille avec le journaliste de TF1 Hugo Clément, chez Yann Barthès. Clément tient à défendre l'honneur de la presse française. La presse française a parlé de Mogadiscio. La preuve : elle a fait une minute par ci, une minute par là. C'était même en titre ! Vous vous rendez compte, en titre ? Bref, avec son «on en a parlé», Hugo Clément répond à côté, ce qui est plus facile que de reconnaître simplement : «Eh bien oui, la presse française applique la loi du mort kilomètre.» Re-bref, de la Somalie, on dérive sur la presse. C'est plus facile. On a moins besoin de se mettre à jour sur les shebab.

Mais l'histoire n'est pas terminée. Car voici que le Guardian, encore lui, lève un lièvre. Un des kamikazes venait d'un village somalien, à environ 50 kilomètres de Mogadiscio. Ce village, quelques mois plus tôt, en août dernier, avait été attaqué par les forces somaliennes et les forces spéciales américaines. Dix villageois y avaient trouvé la mort, dont trois enfants, et une femme. Tous avaient été abattus dans leur sommeil durant le raid. Il est très vraisemblable que l'attentat de Mogadiscio est une opération de représailles après ce raid. Une fois de plus, dans la presse mondiale, le Guardian est le seul à assurer ce suivi. Il est le seul à rappeler aussi, par exemple, que depuis l'arrivée de Donald Trump, les forces spéciales américaines bénéficient, en Somalie, d'une plus grande latitude d'action. D'où, sans doute, le raid meurtrier. De ce raid, d'ailleurs, la presse mondiale n'a gardé aucune trace, sinon une dépêche de Reuters que seule, à l'époque, Al-Jezira en anglais avait reprise.

Morale de l’histoire : on attend avec impatience de voir si le Média de Sophia Chikirou pourra vraiment traiter différemment des attentats comme celui de Mogadiscio. Ce n’est pas impossible. Mais il faut beaucoup de détermination pour s’arracher à l’attraction de l’actu immédiate. Re-morale : le lecteur porte aussi sa responsabilité. Si cette chronique avait été titrée sur la Somalie, l’auriez-vous seulement commencée ?