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L'Union européenne dont rêve Jean-Claude Juncker semble tout droit sortie du siècle dernier, comme si les polycrises des vingt dernières années n'avaient pas existé. En écoutant le président de la Commission délivré son discours sur « l'état de l'Union », le 13 septembre dernier devant le Parlement européen réuni à Strasbourg, on ne pouvait s'empêcher de penser à Hibernatus, cette comédie d'Édouard Molinaro avec Louis de Funes, contant l'histoire d'un homme se réveillant après 65 ans passés en animation suspendue…
De même, il ne semble tenir aucun compte de la fatigue de l'élargissement qui se manifeste d'un bout à l'autre de l'Europe : le non franco-néerlandais au référendum de 2005 sur le traité constitutionnel européen, largement motivé par un élargissement massif et non expliqué, est à nouveau nié. Or, les Néerlandais, en rejetant en avril 2016, l'accord d'association avec l'Ukraine, ont montré que cette lassitude était toujours présente. Emmanuel Macron, lors de sa visite à Athènes le 7 septembre, a ainsi rappelé que «par l'ampleur qu'il a prise, l'élargissement qu'il a connu, la diversité qu'il a adoptée, le projet européen s'est soudain heurté voilà un peu plus de dix ans à un refus du peuple, des peuples», ce qui devrait inciter à la prudence.
Juncker semble encore croire au mythe des années 90, lorsque la Commission affirmait doctement que par la grâce de l'adhésion ces pays se transformeraient rapidement en démocraties modèles. Si cela a fonctionné pour les Baltes ou la Slovénie (et encore), ce n'est pas le cas pour les autres. Un statut de membre associé ne serait-il pas plus adapté ? Manifestement, la seule politique étrangère qu'imagine le président de la Commission est celle d'un élargissement sans fin : comme il l'a expliqué, il s'agit de stabiliser ces pays quitte à déstabiliser davantage l'Union. Il ne s'arrête pas en si bon chemin : il veut que la Bulgarie et la Roumanie intègrent Schengen, comme si la crise des migrants qui a démontré l'incapacité de nombres d'États à contrôler leurs frontières extérieures n'avait pas eu lieu. Pourtant Emmanuel Macron, fin août a prévenu Sofia et Bucarest qu'il remettait en cause l'accord de son prédécesseur, François Hollande, d'admettre leurs aéroports, pourtant faciles à contrôler, dans le dispositif Schengen.
Bref, Juncker fait comme si l'élargissement ne posait aucun problème, comme si aucune crise n'avait failli emporter l'Europe au cours des dernières années. Il rejette la volonté d'Emmanuel Macron d'approfondir la seule zone euro, d'en faire le cœur nucléaire de l'Europe, de distinguer une Europe espace d'une Europe puissance comme il l'a expliqué à Athènes : «Nous avons besoin d'une zone euro plus intégrée, et donc d'un vrai budget de la zone euro, d'un ministre des Finances permanent qui dirige cet exécutif, une responsabilité démocratique au niveau de la zone euro, et à ce titre il faut le maximum d'ambition».
Comment expliquer un tel aveuglement ? Par fonction, sans doute : la Commission doit veiller à maintenir l’unité européenne, une préoccupation qu’elle partage avec l’Allemagne qui ne veut pas se couper de son Hiterland économique. Plus profondément, Bruxelles n’arrive pas à faire le deuil de son mythe fondateur, celui qui veut que tous les pays européens partagent la même vision de l’avenir radieux européen. Au fond, Juncker appartient à l’ancien monde, celui qui a refusé de voir tous les problèmes que poserait l’élargissement, ce que François Mitterrand avait pressenti en proposant en 1990 une « maison commune européenne » comme première étape d’un élargissement qu’il savait inéluctable, mais potentiellement destructeur. Ce que ne voit pas Juncker, c’est qu’en ne voulant pas perdre l’Est, il prend le risque de perdre l’Ouest en fournissant des arguments aux europhobes qui n’ont pas dit leur dernier mot. Il serait peut-être temps de « débruxelliser » la Commission.
N.B.: article paru dans l’Hémicycle n°495