La vague #Balancetonporc a suscité nombre de commentaires, dont certains critiquent systématiquement la position des femmes face au harcèlement. Comme l'écrit la romancière Lola Lafon : «Après le #Pourquoiellesnontpasparléavant, il y a eu le #Pourquoiellesneportentpasplainte, place maintenant au #Ellesontpasfinidesedonnerenspectacle.» Ce dernier mot me rappelle ce qui est arrivé à une amie de ma fille. Depuis des années, cette étudiante, chaque fois qu'elle sort de chez elle, subit les appréciations d'un commerçant voisin qui, sur le pas de sa boutique, la regarde des pieds à la tête (et quand je dis des pieds à la tête, on comprend bien qu'il ne s'agit ni de la tête ni des pieds). Encouragée par la rébellion collective, la semaine dernière, elle se plante devant son harceleur quotidien et lui dit qu'elle en a assez, lui demande d'arrêter. Celui-ci, après un bref échange, lui assène : «J'ai des yeux, j'en fais ce que je veux. Je regarde ce qu'il y a à voir, c'est tout. Et je continuerai.»
Ce serait donc là la définition d’une femme ? Une femme se montre, elle se donne à voir, se donne en spectacle, et puisqu’elle se donne, comment accuser l’homme de prendre ? Le soi-disant prédateur n’est qu’un spectateur - un spectacteur. Si elle proteste, elle ajoute de la raison à son exhibition, de l’esprit à son corps et alors, comme on le reproche souvent aux petites filles, elle «fait son intéressante». Puis elle se plaint qu’on s’intéresse ! Il n’y aurait pas de Harvey Weinstein si les femmes arrêtaient leur cinéma !
Du reste, l'outrancier spectacle féminin ne se limite pas à l'espace public et à Hollywood. Selon le récent ouvrage d'un universitaire suisse dont je tairai le nom pour respecter son goût blanchotien de l'effacement, la «spectacularisation» a gagné la littérature. La société du spectacle dénoncée par Guy Debord a perverti ce lieu sacré et certains écrivains n'ont pu échapper à ses travers. Après moult remarques générales peu étayées, le professeur daigne examiner quelques exemples : Christine Angot, Catherine Millet, Chloé Delaume, Annie Ernaux, Charlotte Roche. Auxquelles s'ajoutent en vrac Marguerite Duras, Marcela Iacub, Erika L. James qui voisinent médiatiquement avec Loana, Kim Kardashian et Jenni, la fille qui se filmait chez elle en vidéo 24 heures sur 24 à la fin des années 90. Est-ce que quelque chose vous frappe dans cette énumération d'auteurs qui «achètent leur visibilité» au prix de «ce qui devait rester invisible» ? Eh oui : ce sont toutes des autrices, des auteuses et fauteuses de troubles, des auteresses vengeresses. Bon, il est un peu question d'Hervé Guibert, «plus fait pour être vu que lu», et de Serge Doubrovsky, les précurseurs (les femmes ont besoin de modèles, voyez-vous), mais ils ont l'avantage d'être morts. Et puis l'auteur le reconnaît lui-même : le corps féminin a «un potentiel pornographique-sacrificiel» que «le corps masculin n'a pas, sauf à se féminiser», et donc «le féminin [se] porte bien [dans] le spectacle». N'est-ce pas plutôt lui qui, en tant qu'homme, ne voit que les femmes ? Quid d'Emmanuel Carrère, Philippe Sollers, Edouard Louis, Karl Ove Knausgaard, Philip Roth et tutti quanti… ? C'est qu'ils habitent une autre scène que l'obscène : pour eux, pas de devoir de réserve.
Notre penseur revient aussi sur la polémique qui m'a opposée il y a dix ans à une autre romancière. Se fiant à ce que les médias en ont colporté, il me fait la championne de «l'authenticité» (!?) et m'accuse de vouloir la mort de la fiction (?!) - il n'a dû me lire que par ouï-dire. Avec une élégance de style tout universitaire, il se réjouit qu'à cette occasion mon éditeur m'ait «virée de son écurie». Encore heureux qu'un homme puisse choisir ses pouliches ! Mais il regrette que, ayant proféré une «énormité», je n'aie pas été plus sévèrement punie. Il aurait bien vu la jument équarrie place de la Concorde. Au contraire, «sa vie et surtout sa carrière littéraire ont continué comme si de rien n'était», s'ébahit-il à mon sujet. «On ne l'a pas enfermée, on n'a pas cessé de la publier et de la lire.» Il est déçu, notre pourfendeur de la société du spectacle : quoi, pas de bâillon, pas de camisole, pas d'autodafé ? Si c'est de l'humour helvétique, je n'en vois pas la fonction, sinon de souligner qu'au fond du pompier censé empêcher le spectacle de réduire en cendres la littérature veille un pyromane rêvant d'allumer le bûcher des sorcières. Qu'elles se taisent, à la fin ! Ou qu'elles disparaissent !
Cette chronique est assurée en alternance par Thomas Clerc, Camille Laurens, Sylvain Prudhomme et Tania de Montaigne.