Les néoréacs et les progressistes s’entendront au moins sur une chose : ce début de siècle n’est pas vraiment à l’avantage de la gauche, presque disparue des radars tandis que des droites autoritaires ont pris le pouvoir dans plusieurs pays. Les «nouveaux réactionnaires» ont investi le champ politique en s’alliant avec les ultralibéraux, si l’on en croît l’historien des idées Daniel Lindenberg. «Depuis des années, l’offre d’idées nouvelles est venue de l’extrême droite. Ces idées ont pris le masque de la rébellion et du non-conformisme. Il y aurait un certain courage à dénoncer le pouvoir étouffoir de la gauche. […] Peut-être faudra-t-il passer par des expériences politiques extrêmes pour qu’il y ait une réaction aux réactionnaires. Pour l’instant, c’est la traversée du désert», confiait-il à Libération l’an dernier, lors de la republication de son essai le Rappel à l’ordre.
Christophe Aguiton ne dit pas autre chose en préambule de son essai la Gauche du XXIe siècle - enquête sur une refondation (La Découverte). Après cette sombre mise au point, la question demeure : comment fédérer en mouvement politique des résistances individuelles ou communautaires ? Faisant état des échecs des forces traditionnelles de gauche, des sociaux-démocrates aux socialistes, des travaillistes aux communistes, le cofondateur d'Attac s'attarde sur l'exercice du pouvoir par Syriza en Grèce, puis la percée de Podemos en Espagne. Deux mouvements politiques inspirés des «émergents» sud-américains, dont le mérite est selon lui d'avoir rompu avec la large conversion des gauches européennes à l'historicisme néolibéral. «La pratique du pouvoir au Venezuela ou en Equateur a vu en effet des présidents de la République élus jouer, en s'appuyant sur leur charisme, un rôle central dans les processus de transformation sociale de leur pays. Des expériences ont donné du crédit aux théories sur le "populisme de gauche" élaborées par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe», assure l'auteur, bien qu'il concède que la personnalisation très «discutable» du pouvoir empêche qu'on y adhère sans réserve.
En revanche, le chercheur en sciences sociales adhère à l'idée que les demandes d'émancipation environnementales, sociales, féministes ou encore antiracistes doivent converger et s'allier face aux élites qui confisquent le pouvoir. Le renouvellement de l'idéal progressiste ne se fera pas dans l'opposition binaire entre le marché capitaliste et l'interventionnisme étatique. Le militant altermondialiste est lucide : «Conquérir l'Etat pour nationaliser les grands secteurs de l'industrie et des échanges et planifier l'économie, ce qui était au cœur des programmes de la gauche du XXe siècle, ne fait plus rêver grand-monde.»
A ces vieilles recettes venues du XXe siècle, il faudrait donc substituer des systèmes d'autogestion comme les coopératives et développer le secteur des économies sociales et solidaires. Rappelant les sociétés précapitalistes où des biens naturels étaient accessibles aux paysans pour assurer leur subsistance, l'auteur souscrit à l'idée des «biens communs». Qu'il s'agisse des pâturages ou des logiciels libres, cette forme de gestion viserait à protéger l'intérêt général contre toute sorte d'appropriation, car «entre souveraineté de l'Etat et souveraineté de la propriété privée, il y a de la place pour les communs qui sont régis par un ensemble de droits et d'obligations qui relèvent d'autres logiques», souligne-t-il.
De ce point de vue, le basculement vers une démocratie directe et une refonte des institutions est essentiel selon Christophe Aguiton, qui rappelle à cet égard la proposition de Thomas Jefferson, le troisième président des Etats-Unis, visant à écrire une nouvelle Constitution tous les dix-neuf ans. «Thomas Jefferson et sa génération ont eu la chance de pouvoir imaginer les institutions politiques d'un nouveau pays, les Etats-Unis d'Amérique, et il estimait que cette chance devait être laissée à chaque nouvelle génération. Nous avons tous connu l'enthousiasme que suscite un nouveau projet d'envergure […]. Un enthousiasme qui peut être celui de tout un peuple», souligne l'auteur de la Gauche au XXIe siècle.