J’ai beau essayer de parler d’autre chose, je n’y arrive pas. De l’onde de choc. De la prolifération des témoignages. De la déflagration provoquée par les actrices d’Hollywood. La dernière information qui m’arrive : l’ex-président George H. W. Bush, 93 ans, vient de présenter ses excuses officielles à la comédienne Heather Lind, 34 ans, à laquelle il a mis la main aux fesses et a glissé des blagues salaces en 2014.
Les peloteurs, les libidineux, les agresseurs, les violeurs sont producteurs, réalisateurs, ministres, députés, présidents, blancs et de culture judéo-chrétienne. Quelle surprise ! Quel scandale ahurissant ! Hollywood et la place Tahrir, même combat ? On dirait que tout le monde est sous le choc. Sauf les femmes du monde entier. Aujourd’hui, j’ai déjeuné avec trois chercheuses, suédoise, allemande, roumaine. Dans leur pays, c’est la même déferlante.
Les actrices ont ouvert une brèche. Gare à ce qu’elle ne se referme pas. Car que signifie son élargissement ? Rien moins que le changement des mentalités dans une société qui repose sur l’oppression des femmes et les rapports de domination. Autant rêver. A moins que les hommes s’y mettent, et sérieusement. Mais pourquoi le feraient-ils ? Pourquoi lâcheraient-ils leurs prérogatives ?
Depuis dix ans que j'enseigne aux Etats-Unis, j'ai sous les yeux un terrain d'observation hors de pair : le campus universitaire, cadre privilégié d'affaires de discrimination, d'agression et de harcèlement sexuels. Des violences, verbales ou physiques, perpétrées par des hommes blancs éduqués, il s'en commet tous les ans dans ces temples du savoir aux pelouses manucurées. Les apparences, pourtant, sont plus que trompeuses. Jamais je ne me suis sentie menacée sur le campus de UCLA, où l'atmosphère est d'une courtoisie et d'une cordialité exceptionnelles. L'attention portée à une rhétorique toujours inclusive, le respect de la diversité des cultures, des religions et des orientations sexuelles, la sobriété du langage des corps : tout concourt à créer un sentiment de confiance et de considération, à un point que je n'ai jamais éprouvé en France. C'est cela que produit l'obsession morale et démocratique des Américains et la «political correctness» si décriée dans nos contrées : un environnement respectueux.
Et pourtant. Chaque année apporte son lot de scandales dûment documentés, mettant en cause tel professeur, tel doyen. Pour lutter contre le harcèlement sexuel, l’administration impose à tous ses employés de suivre une formation obligatoire tous les deux ans, sous la forme d’un test de deux heures sur ordinateur, où il s’agit de répondre à des mises en situation concrètes entre professeur.e.s et étudiant.e.s ou employé.e.s : cas réels, législation, recours, exemples, remèdes, etc. Je me souviens que la première fois, j’avais trouvé ça grotesque. Je comprenais à peine le propos. J’ai répondu n’importe comment et me suis ramassée un score adéquat. Au fil des années, j’ai mieux saisi l’intérêt d’une modélisation de pratiques courantes - même si je n’en ai jamais été le témoin direct.
Et puis, en 2011, il y a eu l'affaire Strauss-Kahn. Entre les «il n'y a pas mort d'homme»,«troussage de domestique» et les réactions de mes amies féministes qui s'accrochaient à la présomption d'innocence, j'ai pris la mesure de mon américanisation. Ce n'était plus le test que je ne comprenais pas, c'était les horreurs que j'entendais. Qu'est-ce que l'affaire Strauss-Kahn a changé en France ? Et l'affaire Baupin ? Quelles seront les répercussions de l'affaire Weinstein ? Pour l'heure, comme le titrait récemment un article du Monde : «Trois Français sur quatre ne distinguent pas harcèlement, blagues salaces et séduction. Et vous ?» Trois quarts de beaufs, ça fait beaucoup pour le pays de la galanterie.
On me rétorquera, à juste titre, que si les Américains sont tellement attentifs à ces questions, pourquoi y a-t-il tant d'affaires de harcèlement qui éclatent partout dans le pays qui a élu Trump ? J'ai voulu aller regarder de plus près les chiffres disponibles sur l'université, et notamment le système public de Californie, composé de dix campus, dont celui de Berkeley et de UCLA. Entre janvier 2013 et avril 2016, 113 cas de harcèlement sexuel (allant du «commentaire inapproprié» à «l'agression sexuelle» qui comptabilise 7 % des cas) ont été dénombrés sur la totalité des dix campus. Précisons que, parmi les victimes, 58 % faisaient partie du personnel, 35 % de la population étudiante, les autres désirant rester anonymes. Deux tiers des coupables ne font plus partie de l'université, sans que soit précisé s'ils ont été renvoyés ou si un accord a été trouvé. On peut raisonnablement supposer que ces 113 cas déclarés sont le sommet de l'iceberg, la plupart des victimes renonçant à porter plainte par peur des conséquences. Sur un total de 250 000 employés, cela fait donc un taux de 0,04 %. Certes, c'est 0,04 % de trop, d'autant que cela ne dit rien de la majorité silencieuse. Mais qu'en serait-il si la politique de vigilance actuelle n'était pas en vigueur ? A combien s'élèverait le pourcentage ?
Hier, hasard du calendrier, j’ai dû remplir le test, comme tous les deux ans. Même si je continue de n’être pas d’accord avec toutes les options, j’enregistre un code de conduite, justifié par une éthique adaptée à l’univers de l’enseignement. C’est ce code, élargi, qui rend la vie quotidienne si agréable et si polie sur le campus - la politesse, disait Deleuze, c’est mettre l’autre à distance. Perversement, ce code jette dans le même mouvement un voile de contention sur les comportements qui, eux, fondamentalement, ne changent pas. Les outils pour comprendre servent à mieux se dissimuler. Les prédateurs ont appris leur leçon et savent ce qu’il faut dire, comment se tenir en public, pour mieux exercer leurs débordements libidineux à l’abri des regards et de la loi. Après, ce sera la parole d’une étudiante en détresse, vaguement hystérique par nature, contre la leur, de chercheurs établis. La route est longue.
Cette chronique est assurée en alternance par Serge Gruzinski, Sophie Wahnich, JohannChapoutot et Laure Murat.