«Qu’est-ce que le “mauvais genre” aujourd’hui ?
Apparu sous la plume de Balzac en 1835, cette formule, joliment désuète de nos
jours, permet toutes les interprétations.» Dans Encyclopédie pratique des Mauvais Genres, Céline du Chéné avoue qu’elle n’a pas de définition à
donner du mauvais genre. Elle préfère dresser des portrait : ils/elles sont 26,
comme les lettres d’un alphabet atypique et prodigieux, 26 phénomènes humains,
dont Céline retrace le parcours avec des mots si délicats qu’ils vous touchent
droit au coeur. Chaque portrait prend la valeur d’une réflexion sur nos propres
choix de vie. Ces hommes et ces femmes que l’on dit «mauvais», qui sont-ils ? «A
comme Animal (Karen Chessman), D comme Dame-pipi (Yvette Neliaz), L comme
Limbes (Murielle Belin), Q comme Quête (Marie L.), R comme Renaissance
(Catherine Corringer), T comme Tombe (Eric Pougeau)»… La table des matières
dévoile d’entrée le projet poétique de ce livre, qui est de nous plonger dans
des peurs, des espoirs et des douleurs d’enfant. La rencontre comme acte de foi
Céline du Chéné est journaliste à l’émission Mauvais Genre, magazine radiophonique créé par François Angelier en 1997 sur France
Culture. Voilà des années qu’elle ouvre l’émission, d’une voix de cristal, «avec
une rencontre qui est dans le même temps, une découverte artistique et un acte
de foi, un propos fervent et le fruit d’enquête.» C’est ainsi que François
Angelier le dit : «Quelque chose en elle fait qu’on la sent digne de votre
secret.» La preuve dans cet ouvrage «où se dévoilent bien des mystères intimes,
s’exposent en tout cas leurs formes publiques, l’acte créatif qui nous les rend
visibles. Car c’est sans doute la forte leçon de l’étrange parade à laquelle
vous allez assister : comment exhiber, traduire et rendre manifeste l’affolant
secret qui tient aux entrailles?» Avec des mots d’une
grande justesse, François Angelier souligne tout l’intérêt de cette
Encyclopédie qui n’est ni un répertoire de monstres, ni un Who’s Who des
excentriques du moment. «Se faire femme-bourreau, offrir un mausolée
aux mulots»…
«Toutes les figures, parmi les plus singulières
d’aujourd’hui et les plus crûment vraies, qui ont été choisies pour composer
cet ensemble n’ont qu’un désir : façonner l’objet qui offrira une forme
flamboyante à la blessure intérieure.» Pour François Angelier, le secret de
Céline c’est savoir écouter : «Alors, à partir de là, et qu’importe l’écho
et les murmures, se couler dans un collant, ériger, au carrefour des genres,
“le plus gros clitoris du monde” ou se faire femme-bourreau, offrir un mausolée
aux mulots, […] honorer les martyrs ou s’enterrer vivant, se faire cheval. Les
êtres qui vous attendent ont fait de leur corps un vœu et feu de tout bois.
Sans abdiquer, trembler ni reculer, ils font face : “À mon seul désir”, ne
cessent-ils de nous dire. Et c’est sans doute cela le mauvais genre.» La
préface magnifique de François Angelier donne le ton. Elle sonne comme un
Manifeste. Il n’y a plus ensuite qu’à se laisser couler dans l’écrin des mots
que Céline a serti autour de ces 26 personnes.
L’enfant qui parlait aux chevaux
Karen Chessman, par exemple. Vice-champion(ne) du
monde de pony play en 2015 en Floride. En apparence : un travesti
fétichiste qui s’habille de cuir, une crinière de cheval sur la tête, pour
faire des croupades. Mais non. «Je ne joue pas à être cheval, je le suis»,
dit-elle (dit-il). «Porter en moi l’esprit cheval m’a permis de mettre à
distance mon passé douloureux et de m’évader de ce monde matérialiste,
oppressant et violent dans lequel je ne me reconnais pas.» Cela date de son
enfance : Karen parlait aux chevaux. «Je leur parlais, parfois même en
silence. J’ai ainsi pu leur raconter les attouchements subis par les curés, le
viol d’un professeur. […] Depuis, ils n’ont cessé de m’accompagner.» Karen
parle du «cheval à à huit pattes d’Odin qui galope dans le ciel». Le
cheval est un dieu psychopompe, dit-elle. Il est arrivé qu’elle accompagne des
gens dans la mort. Il fut même un temps, dit-elle, «où j’ai été mariée avec
un boulot, un enfant.» Mais aujourd’hui… «Aujourd’hui, je suis un être
qui se cabre.»
Beaucoup de questions… Peu de réponses
Des êtres qui se cabrent, il y en a beaucoup dans ce
livre. La Bourette qui cultive le mystère de ses désirs derrière des voilettes
anciennes à la nuit tombée. Alberto Sorbelli dont les pouvoirs publics ont
interdit qu'il vende une oeuvre d'art, d'apparence anodine : une clé d'appartement,
disposée sur taffetas de velours orné d'une adresse parisienne en lettres d'or…
Mais pourquoi ? Maîtresse Françoise qui entretint une correspondance
avec Deleuze. Sur quoi ? Murielle Belin qui met en bocal des foetus de
porcelaine au sourire fuyant. «Certains semblent porter sur leur visage une
douleur, une tristesse, d'autres un secret ou un sentiment de plénitude.
Sont-ils morts ?» Vont-ils naître ? Kristina Dariosecq, ex-compagne de
Jean-Claude Dreyfus, «née garçon», qui découvrit «le sexe à 13 ans dans les bras
de frère Jean-Pierre, séminariste de 27 ans, et vit actuellement avec
Jean-Pierre Tagliafferi, ex-braqueur de banque, dix-neuf ans de prison à son
actif.» Pourquoi vit-elle dans un appartement décoré d'ours en
peluche ? Tant de questions dans ce livre. Et si peu de réponses. Ce qui en
fait tout le prix.
A LIRE : Encyclopédie pratique des Mauvais Genres, Céline du Chéné, éditions Nada, sortie le 12 octobre 2017.