Puisqu’elle porte sur l’ensemble du champ social et naturel, la réflexion anarchiste n’a pas esquivé la question animale. Après les idées lancées à ce sujet par Proudhon ou Bakounine, les géographes anarchistes (Elisée Reclus, Pierre Kropotkine, Léon Metchnikoff…) s’en sont emparés, de concert avec des figures comme Louise Michel ou Octave Mirbeau. Au-delà d’une dénonciation de la cruauté - Reclus dénonce la corrida dès 1876 après le texte séminal d’Ernest Cœurderoy de 1853, Louise Michel s’étonne de l’hypocrisie des bourgeois qui s’apitoient sur les animaux mais pas sur les prolétaires qu’ils exploitent - ils proposent une réflexion à la fois philosophique et sociétaire.
Pour eux, il y a un continuum entre le monde animal et humain. Reclus parle de la Grande Famille (1897), de nos «frères aînés, vertébrés et invertébrés» (1905), après Bakounine qui évoque «la Grande Patrie» (1869). Les deux utilisent même le terme de «républiques» à propos des sociétés tant humaines qu'animales.
Pour le travail, mais aussi la nourriture et le jeu, les êtres humains, selon Reclus, se sont largement inspiré des animaux, quand ils ne les ont pas tout simplement imités. Il en conclut que, «à l'origine même de l'humanité, le monde des animaux auquel nous appartenons et que nous continuons est devenu notre grand éducateur» (1905). Mais Reclus affirme aussi que l'être humain a joué le même rôle d'éducateur vis-à-vis de l'animal : «[…] car c'est vraiment un des suprêmes triomphes de l'homme d'avoir su élever certains animaux jusqu'à la société supérieure qui conçoit et pratique le beau» (1905). Et de citer l'exemple de l'éléphant, du chat et du chien. Sa conception éducationniste s'accompagne d'une vision esthétique du milieu naturel et humain, l'éloignant des positions préservationnistes de l'écologie.
Reclus et, surtout, Kropotkine reprennent l'idée de Bakounine selon laquelle la morale est dans le monde animal, pour la systématiser. Car un nouvel enjeu apparaît : à la fin du XIXe siècle, les théories social-darwiniennes, qui se développent chez Spencer, Huxley et Haeckel, le fondateur de l'écologie (1866), prônent une conception gladiatrice du monde où domineraient la lutte pour l'existence, la survie du plus adapté et donc le malheur au vaincu. Reclus, Kropotkine et Metchnikoff ne nient pas la loi darwinienne de la lutte pour l'existence. Mais ils considèrent, d'abord scientifiquement, que l'entraide - terme forgé par Reclus dans la Grande Familleet qu'il reprend pour introduire Mutual Aid de Kropotkine (1902) - est observable au sein de la nature : des animaux comme des êtres humains. Elle l'est à l'intérieur d'une même espèce, mais aussi entre les espèces. Kropotkine en donne de nombreux exemples chez les mammifères, les oiseaux ou les insectes.
Mais les géographes anarchistes ne véhiculent pas non plus une vision irénique du monde animal qui «sans doute présente à l'infini des scènes de lutte et de carnage parmi tous les êtres qui vivent sur le globe», comme le remarque Reclus. Ils ne récusent pas non plus le pastoralisme, constatant son existence anthropologique, universelle et séculaire. Ils ne jugent pas les peuples pastoraux, soulignant au contraire la sophistication de leur rapport avec les animaux en certains cas, déplorant en d'autres la perte de symbiose ou d'association.
Elisée Reclus déplore aussi les exterminations par les hommes d'animaux dont il énumère toute une série : baleine, bison («exterminés» par «les Blancs saisis de la frénésie du meurtre»), rhinocéros, éléphant, lophophore, otarie («destruction presque totale dans les îles Pribilov, triste exemple de l'inintelligence humaine»). Il craint l'extinction de certaines espèces, se trompant parfois dans le pronostic. Saluant aussi l'œuvre de protection accomplie en plusieurs cas par l'homme (autruche, aigrette, castor), il ne s'oppose pas à la domestication de l'animal. Les penseurs anarchistes n'érigent donc pas l'animal en sujet de droit car c'est bien l'homme qui est responsable, et qui a, non pas le pouvoir (que combat l'anarchisme), mais la «capacité». Reclus souligne ainsi que, «parmi les humains, les oppressés peuvent résister à la ligue des oppresseurs. […]. Mais que peuvent les animaux ? Ils ne se mettent point en grève et on ne saurait attendre l'amélioration de leur sort que de l'accroissement graduel de l'intelligence et de la bonté chez leurs éleveurs et maîtres» (1905).
Le sujet humain n'exclut toutefois pas le sujet animal en tant qu'ils se façonnent mutuellement, comme le montre l'exemple du chien, animal domestique par excellence. Pour Bakounine, il s'agit de montrer que cet être, «implorant une caresse, un regard de son maître», ressemble à «l'image de l'homme à genoux». Pour Reclus, «les chiens ont été aussi partiellement corrompus : la plupart d'entre eux, habitués à la schlague comme des soldats, sont devenus d'abominables êtres qui tremblent devant le fouet et rampent sous la parole du maître».
La dégradation du chien est donc celle de l'homme, et réciproquement. Dans les deux cas, est posée la problématique de la servitude, et de l'asservissement mutuel car il ne peut y avoir de maître sans esclave. Se dessine alors la question de l'émancipation. Fort de ses principes libertaires, Reclus, qui est végétarien, refuse d'imposer cette pratique à tous : «Il ne s'agit nullement pour nous de fonder une nouvelle religion et de nous y astreindre avec un dogmatisme de sectaires.» (1901).
Philippe Pelletier est coordinateur de «Anarchie et cause animale» vol. 1 et 2 (ed. du Monde Libertaire, 2015). Auteur de Quand la géographie sert à faire la paix (le Bord de l'eau 2017). Il anime aussi le blog «La lettre d'Orion» sur Libé.fr.