On connaît les images du menu peuple des campagnes portant sur son dos courbé l’aristocratie d’Ancien Régime. Un homme hâve portant sur ses épaules un homme gras et satisfait. Les «Paradise Papers» ont révélé l’actualité de cette image faite pour produire l’indignation et promouvoir une demande d’équité devant l’impôt.
Les exemptions étaient alors légales et s'appelaient «privilèges». La noblesse était exemptée d'office parce qu'elle était supposée payer l'impôt du sang en défendant le royaume. Seuls les non-nobles, les «ignobles», le payaient. En 1788 et 1789, la justice fiscale figure au premier rang des vœux des cahiers de doléances. «Le temps est arrivé sire de poser les bases d'une juste répartition», déclare ainsi le cahier des trois ordres de Langres, en Haute-Marne. La menace faite à Vizille, dans l'Isère, puis à Paris d'une grève des impôts, protège et encourage le travail révolutionnaire de mai et juin 1789, et dès le 17 juin 1789 les députés Target et Le Chapelier déposent une motion, laquelle affirme que seule la nation souveraine dans la présence de son Assemblée peut consentir l'impôt. Il faut reformer l'impôt afin qu'il devienne plus équitable mais aussi plus lucratif pour l'Etat. Etablir une réforme fiscale est nécessairement long, occasionne un débat politique d'importance ne serait-ce que pour savoir ce qu'il convient d'imposer. Les personnes, les biens, les revenus, les objets de consommation ? Mais il s'agit de savoir quel sens donner à l'impôt. Pour les uns, il doit être un signe de distinction, pour d'autres, le lieu de l'égalisation par l'honneur de contribuer à la vie de la Cité selon l'équité de la proportionnalité. Pour que l'égalité politique soit réelle, il faut un impôt qui concerne tout un chacun. Marat déclare ainsi le 23 août 1789 : «Il est raisonnable, il est juste que tous les sujets supportent leur part des charges publiques ; c'est le prix de la sûreté de leur personne, de leur liberté, de leur honneur, de leur fortune ; le prix en un mot de tous les avantages qu'ils retirent du pacte social. Ainsi, chaque individu privilégié est un monstre dans l'ordre politique, à moins qu'il ne rende à l'Etat en services gratuits l'équivalent de ce qu'il doit en contributions directes.»
En attendant de fabriquer cette nouvelle institution vitale, il faut trouver des ressources extraordinaires. Le 6 octobre 1789, une contribution patriotique est décidée. Elle est fixée au «quart du revenu dont chacun jouit», c'est énorme et cela ne doit avoir lieu qu'une fois, mais réparti sur les trois années à venir. Les revenus inférieurs à 400 livres par an fixent eux-mêmes leur proportion accordée. Les ouvriers et les journaliers sans propriété ne seront obligés à aucune contribution, mais on ne pourra cependant rejeter l'offrande libre et volontaire d'aucun citoyen. Elle permet à tout un chacun, aussi pauvre soit-il, de s'investir dans ce qui permet de faire vivre le Corps politique, d'en être «la chair et le sang». Car c'est bien l'équivalence entre le réel du corps et le réel de l'argent qui fonde l'idée qu'il ne faut plus taxer un assujetti mais solliciter un contribuable.
Les contributions patriotiques permettent d'échanger la trace réelle de sa dépense en travail contre une reconnaissance publique et des honneurs. Elément du cursus honorum, elles transforment le sujet d'Ancien Régime en héros ordinaire d'un peuple constitué sur le principe de l'égalité. Contribuer, c'est avoir l'honneur de faire vivre la Révolution.
Or l’égalisation des honneurs est immédiatement battue en brèche par les constituants car l’impôt va permettre de distinguer les citoyens actifs des citoyens passifs - distinction dont découle l’étendue du droit de vote - et, au sein des citoyens actifs, les éligibles et les non-éligibles. Cependant, la présence du don patriotique vient perturber ces classements et installe la question de la générosité qui relie travail, argent, don et honneur au cœur du lien social révolutionnaire.
L’évasion fiscale légale peut donc être interprétée comme une contre-révolution. Les impôts que les multinationales et les ultrariches ne paient pas doivent, en effet, être compensés par plus d’impôts prélevés sur le reste de la population. L’iniquité, l’injustice augmentent, et les inégalités se creusent.
Lorsque les impôts ne sont pas augmentés pour le reste de la population, les dépenses publiques doivent être baissées. La qualité du pacte social alors diminue, au risque de briser le lien social démocratique. Ainsi, comme l'a noté l'économiste Gabriel Zucman, les recettes perdues par l'Union européenne, à cause de l'évasion fiscale des multinationales, correspondent à 50 % des dépenses pour l'enseignement supérieur. Si l'université devient une simple marchandise, la dette sacrée due par chaque Etat à ses ressortissants pour qu'ils deviennent des citoyens éclairés aura sombré offshore.
Cette chronique est assurée en alternance par Serge Gruzinski, Sophie Wahnich, Johann Chapoutot et Laure Murat.