Il faut se mettre en tête qu'elle aime chanter (bien) des chansons de Daniel Balavoine pour ne pas en rester à la première impression. Nous nous étions assis à l'endroit qu'elle avait désigné. Elle s'était mise au bout de la table, son ordinateur devant elle. Pendant un peu moins d'une heure, elle avait tapé sur son clavier. Elle posait des questions et les notait, tout comme les réponses. Il s'agissait alors du financement d'un forum de Libération à Toulouse, et nous étions face à la première vice-présidente de la région Midi-Pyrénées. On parlait de dépenser de l'argent public, pas question de plaisanter. On n'a donc pas plaisanté, ni au début, ni au milieu, ni à la fin avec celle qui est devenue garde des Sceaux en juin. On pourrait dire qu'il y avait alors une certaine raideur, de celle que l'on prête à la justice pour lui reprocher l'instant d'après, sa malléabilité. Elle travaillait. Point.
«C'est une bosseuse, ça ne fait pas de doute», se souvient André Falba, responsable FO à la mairie de Toulouse, lequel a croisé la jeune professeure de droit et l'a retrouvée en 2008, première adjointe de Pierre Cohen, chargée de la culture. «Bosseuse», partout le mot et ses synonymes s'empilent. Au Conseil constitutionnel, à l'inverse de quelques sages, elle ne cultive pas le dilettantisme mondain. «Travailleuse», revient au rectorat de Toulouse. Où l'on ajoute : «Le matin, elle faisait son café. C'est une femme simple, attentive aux autres, mais pas du genre à vous taper sur l'épaule. Elle est dans la maîtrise permanente.» Pour le travail, elle s'excuse presque : «Je dois traîner une vieille culpabilité judéo-chrétienne ou aveyronnaise par mes grands-parents.» Et ajoute, amusée : «Vous croyez qu'il faut que je me soigne ?»
Seconde rencontre. Devenue ministre, elle se montre plus détendue. L'argent public engagé se limite à un jus d'orange, et il s'agit d'observer son parcours pour saisir quelque chose d'elle. Elle accepte l'exercice ponctuant l'entretien de «bref», lesquels referment une porte trop ouverte, comme quand elle rentre dans l'intimité d'un couple, le sien, et de son équilibre bousculé par l'ascension de l'un, l'homme en général, mais en l'occurrence de la femme. Le dos se redresse, et avec lui, le discours. «Bref», vient suspendre l'évocation de la mort de Pierre-Laurent Frier, éminent professeur de droit, père de ses trois enfants, en 2005. Quelque chose a craqué, comprend-on. «Bref.»
Quand il s'agit de poser des jalons sur sa vie, une date fuse : Mai 68. Les événements s'invitent sous les fenêtres de l'appartement familial, place Denfert-Rochereau, à Paris. A la télévision, l'adolescente voit le «beau» Cohn-Bendit. Sous son nez, le monde s'embrase. Madame Belloubet tient un petit hôtel-restaurant avec vue sur le Lion de Belfort. Monsieur, fils de bougnat aveyronnais, devenu ingénieur, travaille à la Compagnie d'électromécanique, au Bourget. Le couple ne demande pas grand-chose et surtout pas des bouleversements. Gaullistes par défaut, ils n'aiment guère les «enragés», quand leur fille s'amuse du spectacle de la rue. A 13 ans, on n'a pas peur, on découvre, amusé, les affaires publiques un peu en désordre.
Quand il faut choisir une carrière après le bac, elle ne sait pas. Elle s'inscrit en fac à Sceaux, c'est son secteur, et en droit, sur le mode «pourquoi pas». Là, elle décrit un éblouissement qui déterminera sa vie. A la première heure, du premier cours, en 1972, elle découvre une femme «tonique», Arlette Lebigre, à l'enthousiasme communicatif, et une matière aussi vivante que la prof : le droit. Voilà sa voie.
Quand les mâles de la politique roulent des mécaniques pour gonfler leur CV, elle dégonflerait plutôt le sien. Oui, elle a été reçue deuxième à l'agrégation de droit, mais insiste sur les vingt années que cela lui a pris. «C'est anormalement long, mais ça s'explique. J'avais un travail à plein temps et j'ai eu mes enfants. En fait, c'est un parcours de femme classique !»
Etrangement, le non-choix initial du droit sera suivi de beaucoup d'autres «pourquoi pas !». La prof de droit deviendra rectrice, première adjointe au maire de Toulouse, première vice-présidente de la région Midi-Pyrénées, membre du Conseil constitutionnel, et ministre de la Justice sans vraiment l'avoir demandé. Pour un peu, elle ajouterait qu'elle doit son parcours au fait qu'elle est une femme, sans autre qualité. Elle, qui plaide depuis des lustres pour la parité en politique, paraît bénéficier de choix faits par d'autres, des hommes. Et quand Jean-Pierre Bel, alors président du Sénat, lui propose le Conseil constitutionnel, elle retrouve les intonations d'une petite fille à la fenêtre un jour de manif. «Je me suis dit : "C'est incroyable, inimaginable !"», quand d'autres vous présenteraient la nomination comme une récompense de leurs qualités éclatantes. Après, il ne faut pas aller trop loin dans l'effacement qui serait tellement féminin, ce serait oublier qu'il y a aussi une volonté d'en découdre. On ne s'écarte pas d'une carrière académique pour devenir rectrice, on n'abandonne pas l'administration pour se lancer en politique si l'on n'aime pas le pouvoir. Si l'on ne préfère pas l'action à la réflexion. Quand elle a dit «oui» au Conseil constitutionnel, elle admet avoir eu un pincement au cœur se disant qu'elle ne serait jamais présidente d'une région. «Bref.»
Femme de gauche, elle a pris sa carte au PS en 1983, au temps des premiers revers électoraux, et est devenue macroniste par raccroc après l'éviction de François Bayrou. Elle s'agace quand on lui demande si elle est à l'aise avec les lois votées à l'été, lesquelles font entrer nombre de dispositions de l'état d'urgence dans le droit commun. Elle argumente, sans «bref», et propose deux critères pour déterminer si elle se tient toujours à gauche : à la fin de son action, aura-t-elle réduit le temps qu'il faut pour être jugé et, d'autre part, aura-t-elle fait baisser le nombre de personnes incarcérées ?
Comment se sent-elle dans un ministère difficile ? «Bien. Je ne suis pas sûre de réussir, mais j'ai l'espoir d'y parvenir. J'y travaille.» En confiance ? Le dos retrouve sa rectitude, et ses yeux (bleus) vous fixent : «Je ne me demande pas chaque matin si j'ai la confiance du président de la République et du Premier ministre. Je peux dire une chose : ils sont respectueux de mon travail, et ça, c'est important. Pour le reste…» Voilà, c'est dit, sans minauderies, peut-être avec un peu de gaucherie, mais le travail l'attend. Elle se lève et se dirige vers son bureau, pressée de s'y remettre. Si elle ne connaissait pas Emmanuel Macron avant de devenir ministre, la garde des Sceaux cultive l'efficacité macroniste avec droiture. C'est peut-être cela la rupture avec les rondeurs épiscopales d'avant, celles d'un Bayrou, ou d'un Hollande.
15 juin 1955 Naissance à Paris.
Mars 2010 Vice-présidente de Midi-Pyrénées.
12 février 2013 Entre au Conseil constitutionnel.
21 juin 2017 Nommée ministre de la Justice.
photo Frédéric Stucin