Questions à Rémi Dewière, historien à l'Institut des mondes africains (IMAf) et au Centre Alexandre- Koyré (EHESS), docteur de l'université Paris 1 Panthéon Sorbonne. Il vient de publier un ouvrage intitulé Du lac Tchad à La Mecque. Le sultanat du Borno et son monde (xvie-xviie siècles) aux Éditions de la Sorbonne, dans la collection 'Bibliothèque des pays d'Islam'.
Comment décririez-vous le Borno aux XVI-XVIIe siècles ?
Le xvie et le xviie siècles sont pour le sultanat du Borno un moment crucial de sa longue histoire. Il faut dire que les siècles précédents furent chaotiques pour une dynastie qui s'apprête à devenir un partenaire économique et politique essentiel dans les relations entre l'ouest et l'est de l'Afrique, entre le Sahel et l'Afrique du Nord. Cette période délicate a des causes politiques, sociales, mais également environnementales. En effet, l'équilibre du bassin du lac Tchad, à cheval sur le Sahara, le Sahel et la zone soudano-sahélienne, dépend directement des phases climatiques et des niveaux du lac Tchad. L'étendue de ce dernier, dont la profondeur est très faible, évolue énormément d'années en années et entre les saisons. Les paysages changent alors constamment et les populations doivent s'y adapter, dans un contexte de concurrence pour les ressources halieutiques, minières et agricoles. Cette particularité est encore visible aujourd'hui, dans le contexte du conflit entre les États de la région et Boko Haram.
Mais au-delà de l'État bornouan, la région du lac Tchad est caractérisée par l'incroyable mobilité de ses populations. Migrants, pasteurs, pèlerins, ambassadeurs, esclaves et commerçants proviennent de la vallée du Nil, du Maghreb, de l'empire Ottoman, des montagnes du Mandara, du Sénégal actuel ou encore d'Italie et de France ! Leurs parcours de vie, lorsque l'on peut les retracer, réservent des surprises et abattent de nombreux préjugés. Dans les années 1670, un esclave français retenu à Tripoli raconte avoir rencontré un prince du Borno. Ce dernier avait été fait esclave durant des troubles qui agitèrent la région et fut envoyé dans l'île de Djerba, en Tunisie actuelle. Le sultan du Borno envoya une ambassade au Pacha de Tripoli pour qu'il le retrouve, le rachète et le renvoie chez lui. Ce même auteur témoigne par ailleurs de l'envoi d'esclaves européens au Borno, où ils étaient très recherchés. Au siècle précédent, un ambassadeur du Borno, nommé al-Ḥāǧǧ Yūsuf, traverse, en l'espace de dix ans, onze fois le Sahara et six fois la Méditerranée pour accomplir ses missions à Istanbul et au Maroc. Enfin, au xixe siècle, le voyageur britannique John Duncan rencontre à Lagos un ancien esclave Bornouan qui fut capturé au nord du Nigeria pour être envoyé à Bahia, au Brésil. Une fois affranchi, ce dernier retraversa l'Atlantique pour sa région d'origine. Son village ayant été détruit, il se résolu à retourner au Brésil avant d'être embauché par un marchand de Lagos !
Quelles sont les sources qui nous permettent d’en savoir autant ?
Cette pratique du pouvoir, centrée sur l'itinérance du souverain, n'est pas exceptionnelle. À la même époque, en France, le roi Charles ix procède à 51 déplacements en 1562 et fait son grand tour de France de 1564 à 1566. Néanmoins, cette découverte, fortement influencée par les travaux de J. Scott, permet de reconsidérer en profondeur l'histoire des États de la région et de comprendre que les États sahéliens ne furent pas des excroissances du commerce transsaharien, mais avaient une existence, une économie et une politique étrangère autonome vis-à-vis des puissances d'Afrique du Nord. Les relations économiques et diplomatiques avec le Maroc, Tripoli, Le Caire ou Istanbul se font alors sur un pied d'égalité et les sultans du Borno disposent d'une marge de manœuvre réelle dans les conflits qui agitèrent le Sahara à l'époque moderne.
Quelles étaient ses relations avec l’Afrique et le monde musulman ?
L'époque dont traite ce livre est fascinante. Elle correspond à ce que l'on appelle la première mondialisation, qui voit un essor des échanges transcontinentaux. De nombreux ouvrages, comme les ouvrages de Romain Bertrand ou de Giancarlo Casales, ont déjà montré que ce processus historique n'est pas le seul fait des Européens. En Afrique, l'arrivée des Ottomans dans le contexte de l'hostilité avec les Habsbourg d'Espagne en Méditerranée rebat les cartes politiques. En 1517, l'Égypte mamelouke, siège des derniers califes abbassides, est conquise. Tripoli et Tunis deviennent des régences ottomanes, dotées d'une certaine autonomie, respectivement en 1551 et 1574, aux dépens des Habsbourg. À l'ouest, le Maroc s'affirme comme une puissance régionale sous la dynastie saadienne, dont la politique africaine conduit à la conquête des oasis du Twat et à la fin du sultanat Songhay par la prise de Tombouctou en 1591. L'arrivée des Européens sur la côte de Guinée et l'essor du commerce atlantique accentuent cette dynamique. Le développement du commerce vers l'est se fait également en faveur de la région sahélienne allant du lac Tchad à la mer Rouge, où plusieurs États émergent. Par ailleurs, pendant les xvie et xviie siècles, on note une modification des pratiques de l'islam en Afrique. L'expulsion des musulmans d'Espagne au xvie siècle et l'arrivée des Ottomans favorisent un renouveau islamique, illustré par l'émergence de confréries soufies ayant un rôle social et politique croissant. Progressivement, l'islam confrérique traverse le Sahara et influence les sociétés sahéliennes ainsi que leurs relations avec le pouvoir politique. Les pratiques religieuses se développent, comme le pèlerinage à La Mecque, accélérant les circulations au sein d'un large espace qui s'étend de la Mauritanie à la péninsule Arabique.
Finalement, si le sultanat du Borno a aujourd'hui disparu, les routes et les réseaux au sein desquels il était si bien intégré sont toujours là. Paradoxalement, l'activité internationale actuelle rappelle à bien des égards les dynamiques mises en évidence pour l'époque moderne. La guerre en Libye et les dynamiques de migration actuelles démontrent par exemple l'interdépendance et les liens très forts qui unissent l'Afrique du Nord à l'Afrique sub-Saharienne. Les difficultés des États du bassin du lac Tchad à répondre aux exactions de Boko Haram ont une résonance particulière lorsque l'on relit les textes d'Aḥmad b. Furṭū. En mars 2015, l'armée tchadienne délogeait Boko Haram de la ville de Damasak, provoquant plusieurs centaines de victimes. Dans les années 1560-1570, toujours au mois de mars, les armées d'Idrīs b. 'Alī conquéraient la même ville, alors aux mains des Saw, dans le contexte de la lutte entre factions de la dynastie des Sefuwa pour le contrôle du Borno. Si les contextes sont bien évidemment radicalement différents, une meilleure connaissance de l'histoire moderne du Borno amène à réfléchir sur la tragédie que traverse aujourd'hui la région du bassin du lac Tchad.
Liste de lecture :
Hiribarren, Vincent, A History of Borno: Trans-Saharan Empire to Failing Nigerian State, Londres, Hurst and Oxford University Press, 2017;
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