Questions à Samuel Anderson,
étudiant en thèse d’histoire à UCLA (University of California, Los Angeles) qui
prépare un doctorat sur les médersas des établissements scolaires officiels qui
donnait une éducation musulmane et française à certains colonisés d’Algérie et
de Mauritanie (See English version below).Quel rôle jouent ces médersas officielles
françaises en Algérie et Mauritanie pendant la période coloniale ?
Premièrement, nous devons veiller à définir les différentes formes d’écoles
coraniques et d’autres traditions éducatives dans ces lieux. Partout dans le
nord-ouest de l’Afrique, comme ailleurs dans le monde islamique, les jeunes
étudiants ont commencé leurs études en mémorisant le Coran, puis en passant par
un kuttab ou une école primaire
jusqu’à la mosquée-université de Qarawiyyin (Fès), Zitouna (Tunis), ou Al-Azhar
(Le Caire). En Afrique de l’Ouest et au Sahara, les étudiants poursuivaient
parfois des études supérieures avec des lettrés en particulier plutôt que dans
des institutions formellement organisées. Durant la période coloniale, ces
institutions et pratiques furent soumises à un examen minutieux de la part des
colonisateurs français, qui cherchaient avec plus ou moins de succès à
superviser et à contrôler l’éducation islamique. La création de médersas
françaises, ou écoles franco-musulmanes, faisait partie de cet effort à la fois
en Algérie et en Mauritanie.
Il faut préciser que les médersas officielles françaises dont il est
question ici n'étaient pas des madrasas. Elles
faisaient partie de l'administration coloniale en tant qu'institutions
officielles d'enseignement franco-musulman. En Algérie, les médersas datent de
1850, date à laquelle elles ont été créés dans le cadre d'un premier effort
pour organiser un système éducatif français. Ces
trois médersas - une à Tlemcen, une autre à Constantine, une troisième à Médéa
(bientôt transférée à Blida et, en 1859, à Alger) - étaient originaires du
soi-disant « Royaume Arabe », mais restèrent en activité jusque dans les années 1950. Pendant
la Troisième République (1870-1940), les trois médersas étaient essentielles à
l'effort colonial de contrôle des institutions islamiques à travers ce qu'on
appelait le « culte officiel ». Pour
être un qadi ou un imam ou un mufti ou un mouderrès (instructeur religieux) en
Algérie française, il fallait posséder un diplôme de médersa. Dans
les médersas, des ulama respectés enseignaient des sujets islamiques tels que
la jurisprudence, la langue et la littérature arabes et la théologie, et les
professeurs français enseignaient des matières européennes comme l'histoire, la
langue et la littérature françaises et les sciences. L'idée
était de former les étudiants à la fois avec les qualifications religieuses
nécessaires pour commander le respect parmi les masses musulmanes mais aussi
avec une appréciation de la culture française nécessaire pour travailler avec
l'administration. Des
milliers de jeunes hommes de toute l'Algérie ont étudié ou enseigné dans ces
médersas, dont certains des noms les plus célèbres de l'histoire intellectuelle
algérienne moderne : Mohammed Bencheneb, Abdelhalim Bensmaïa, Mostefa
Lacheraf et Malek Bennabi, souvent réputés pour leur possession d'un « double
culture » qui leur a permis de se déplacer plus confortablement que
beaucoup d'autres dans la société coloniale algérienne.
Au début du XXe siècle, alors que les Français achevaient la conquête de
l'intérieur ouest-africain, des médersas furent créées en Mauritanie, ainsi
qu'au Sénégal (à Saint-Louis) et au Soudan français (à Djenné et Tombouctou). Comme
en Algérie, les médersas étaient destinées à recruter et à former des
intermédiaires musulmans, bien qu'un véritable « culte officiel »
n'ait jamais été organisé en Afrique de l'Ouest. L'adoption
de l'« islam noir » comme principe directeur dans les années 1910
signifiait que dans « l'Afrique noire », l'administration coloniale
considérait que les médersas étaient inappropriées au sud du Sahara. En
Mauritanie, une médersa ouverte à Boutilimit en 1914 a obtenu l'approbation du
Shaykh Sidiyya Baba, allié majeur des Français et chef de l'ordre soufi
Qadiriyya répandu dans la région. Néanmoins,
ce n'est qu'à la fin des années 1920 que la médersa a été acceptée par l'élite beydane
de Mauritanie, ciblée par les Français. Cela
était dû à une série de changements dans le programme, adaptant les sujets
islamiques et français aux traditions et aux goûts locaux. Cet
effort s'est révélé si fructueux que de nouvelles médersas ont ouvert leurs
portes à Atar, Kiffa et Timbedra dans les années 1930, et la médersa est
devenue le principal mode de scolarisation français en Mauritanie. De
nombreuses personnalités politiques et intellectuelles mauritaniennes ont notamment
fréquenté la médersa de Boutilimit : Mokhtar Ould Daddah, premier président de
la Mauritanie après l'indépendance, et la plupart de ses ministres ont été
camarades de classe à Boutilimit. Comme
en Algérie, les médersas mauritaniennes n'ont fermé que dans les années 1950. En
Algérie et en Mauritanie en particulier, les médersas ont joué un rôle
important dans la formation d'une certaine élite intellectuelle et politique
qui a joué un rôle important à la fois pendant les époques coloniale et
post-indépendance.
Existe-t-il des connexions entre ces medersas
en Algérie et Mauritanie ?
Il y avait deux connexions
principales entre les médersas en Algérie et en Mauritanie. La première est
leur structure institutionnelle, qui a combiné traditions françaises et
islamiques de telle façon que ces medérsas étaient en rupture avec les deux
traditions. Cette structure partagée a abouti à des résultats similaires dans
les deux pays, à savoir le développement d’une élite musulmane de « double
culture ». De nombreux historiens, formés pour étudier un seul pays voire
une seule région, ont manqué les liens similaires entre des institutions telles
que les médersas et des groupes tels que les medérsiens. Le deuxième lien était
plus personnel : plusieurs Algériens, tous diplômés des médersas algériennes,
ont enseigné en Mauritanie et ont été en grande partie responsables de
l’adaptation de l’institution à son cadre saharien. Ces hommes - Boualem Ould
Rouis, Mostefa Ben Moussa, et Abderrahmane Nekli parmi les plus importants -
ont pu naviguer dans les demandes de l’administration coloniale ainsi que
celles de la population mauresque locale en raison de leur statut
d’intermédiaire externe. Peu nombreux, leur impact sur l’éducation coloniale en
Mauritanie était néanmoins très important.
Quel est leur héritage aujourd’hui en Algérie
et Mauritanie ?
Mes conversations avec les
Algériens et les Mauritaniens ont révélé l’héritage mixte des médersas dans les
deux pays. Après l’indépendance, les projets d’arabisation ont cherché à
détourner les nouvelles nations du passé colonial. Les médersas tout comme les
medérsiens ont été, à bien des égards, marginalisés. Certains individus - Ould
Daddah en Mauritanie et le diplomate Lakhdar Brahimi en Algérie, par exemple -
ont joué un rôle majeur dans la société postcoloniale, mais pour la plupart,
les médersas ont été oubliées dans la mémoire publique, notamment en Algérie.
En Mauritanie, elles restent plus présentes, en partie grâce à l’héritage de la
famille de Shaykh Sidiyya, qui a transformé la médersa en Institut d’études
islamiques qui a continué à fonctionner au moins pendant les années 1960. Dans
les deux pays, cependant, il semble que la mémoire des médersas soit largement
confinée aux descendants des médérsiens qui rappellent leur importance dans les
trajectoires de leurs familles. Sur le plan institutionnel, cependant, il est
intéressant de noter que des écoles bi-culturelles similaires prolifèrent
aujourd’hui dans le nord-ouest de l’Afrique, comme le réseau scolaire al-Azhar
géré par les Mourides au Sénégal. Combiner l’éducation islamique et européenne
dans une seule institution peut sembler une idée nouvelle, mais l’idée a des
racines profondes et complexes dans le nord-ouest de l’Afrique.
What role did these official French médersas play during the colonial
period?
First, we
must be careful to define the different forms of Qur’anic schools and other
educational traditions in these places. Across northwestern Africa, as
elsewhere in the Islamic world, young students historically began their studies
by memorizing the Qur’an, then progressing through a range of institutions from
a village kuttab or elementary school
up to the mosque-universities of Qarawiyyin (Fes), Zitouna (Tunis), or al-Azhar
(Cairo). In western Africa and the Sahara, students sometimes pursued advanced
study with individual scholars rather than in formally organized institutions. In
the colonial period these institutions and practices came under close scrutiny
from French colonizers, who sought with varying success to oversee and control
Islamic education. The creation of French médersas, or écoles franco-musulmanes,
was part of this effort in both Algeria and Mauritania.
It is worth
adding that the official French médersas
were not madrasas. They were official
teaching institutions which were part of the colonial administration.
In Algeria,
the médersas date to 1850, when they were created as part of an early effort to
organize a French educational system. These three médersas—one in Tlemcen,
another in Constantine, and a third in Médéa (soon transferred to Blida and, in
1859, to Algiers)—originated in the period of the so-called “Royaume Arabe,” but
remained in operation into the 1950s. In the Third Republic (1870-1940), the
three médersas were essential to the colonial effort to control Islamic
institutions through what was known as the culte
officiel. To be a qadi or an imam or a mufti or a mouderrès
(religious instructor) in French Algeria, one had to possess a médersa diploma.
In the médersas, respected ‘ulama taught Islamic subjects such as jurisprudence,
Arabic language and literature, and theology, and French professors taught
European subjects like history, French language and literature, and the
sciences. The idea was to train students with both the necessary religious
qualifications to command respect among the Muslim masses and the appreciation
of French culture necessary to work with the administration. Thousands of young
men from across Algeria studied or taught in these médersas, including some of
the most famous names in modern Algerian intellectual history: Mohammed
Bencheneb, Abdelhalim Bensmaia, Mostefa Lacheraf, and Malek Bennabi among them,
often renowned for their possession of a “double culture” that enabled them to
move more comfortably than many through colonial Algerian society.
In the early
twentieth century, as the French completed the conquest of the West African
interior, médersas were created in Mauritania, as well as in Senegal (in
Saint-Louis) and the French Soudan (in Djenné and Timbuktu). As in Algeria, the
médersas were meant to recruit and train Muslim intermediaries, though a culte officiel was never organized in
West Africa. The embrace of islam noir
as a guiding principle in the 1910s meant that in “black Africa” the colonial
administration deemed médersas inappropriate south of the Sahara. In
Mauritania, a médersa that opened in Boutilimit in 1914 won the approval of
Shaykh Sidiyya Baba, a major ally of the French and a leader of the Qadiriyya
Sufi order widespread in the region. Nevertheless, it was only in the late
1920s that the médersa gained acceptance among the bidan elite of Mauritania whom the French targeted. This was
because of a series of changes in the curriculum, adapting both the Islamic and
French subjects to local traditions and tastes. This effort proved so
successful that new médersas opened in Atar, Kiffa, and Timbedra in the 1930s,
and the médersa became the primary mode of French schooling in Mauritania. Many
important Mauritanian political and intellectual figures attended the médersa
of Boutilimit in particular: Mokhtar Ould Daddah, the first president of
Mauritania after independence, and most of his cabinet ministers had been classmates
together in Boutilimit. As in Algeria, the Mauritanian médersas closed only in
the 1950s. In Algeria and Mauritania especially, the médersas were important in
training a certain intellectual and political elite that played important roles
in both the colonial and post-independence eras.
What were the connections between the
Algerian and Mauritanian médersas?
There were
two main connections between the médersas in Algeria and Mauritania. First is
their institutional structure, which combined French and Islamic traditions in new
ways that marked a departure from both traditions. This shared structure
resulted in similar results in both places, i.e. the development of a “double
culture” Muslim elite. Many historians, trained to focus on one country or
region, have missed similar connections linking institutions such as the
médersas and groups such as the medérsiens. The second connection was more
personal: several Algerians, all graduates of the Algerian médersas, taught in
Mauritania and were largely responsible for adapting the institution to its
Saharan setting. These men—Boualem Ould Rouis, Mostefa Ben Moussa, and
Abderrahmane Nekli most prominent among them—were able to navigate the demands
of the colonial administration as well as those of the local Moorish population
because of their outsider intermediary status. Few in number, their impact on
colonial education in Mauritania was nevertheless very important.
What is their legacy today in both Algeria
and Mauritania?
My
conversations with Algerians and Mauritanians revealed the médersas’ mixed
heritage in both places. After independence, Arabization projects sought to
orient the new nations away from the colonial past, and both the médersas and
the medérsiens were in many ways marginalized as a result. Some individuals—Ould
Daddah in Mauritania and the diplomat Lakhdar Brahimi in Algeria, for
example—played major roles in postcolonial society, but for the most part the
médersas have fallen out of public memory, especially in Algeria. In
Mauritania, they remain more present, in part due to the legacy of Shaykh
Sidiyya’s family, who transformed the médersa into an Islamic Studies Institute
that continued to operate at least through the 1960s. In both countries,
though, it seems the memory of the médersas is largely confined to the
descendants of the medérsiens who recall its importance to their families’
trajectories. On an institutional level, however, it is interesting to note
that similarly bi-cultural schools proliferate across northwest Africa today,
such as the al-Azhar school network run by the Muridiyya in Senegal. Combining
Islamic and European education in a single institution may seem like a novel
idea, but the idea has deep, complex roots in northwest Africa.