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Libération
Enquête

L’auteur est mort, vive le collectif

La multiplication en sciences humaines des ouvrages signés à deux, à dix ou à cent annonce-t-elle la fin du chercheur solitaire ?
(Photo Olivia Frémineau)
publié le 29 novembre 2017 à 19h16

Pourquoi se compliquer la vie à écrire à 2, à 3, à 100 ou à 400 ? Tout Saint-Simon (Robert Laffont, 2017) compte une vingtaine d'auteurs ou de contributeurs ; la Vie intellectuelle en France (Seuil, 2016) 130 ; Europa (Les Arènes, 2017) 109 ;Histoire mondiale de la France (Seuil, 2017) 122 ; Encyclopédie critique du genre (La Découverte, 2016) 90 autant queHistoire du monde au XIXe siècle (Fayard, 2017). Pour écrire le Goulag (Robert Laffont, 2017), ils étaient deux. Deux, c'est peu, mais c'est déjà sortir de la solitude et entrer dans l'interdisciplinarité. Elle, Luba Jurgenson, spécialiste de la littérature russe, et lui, Nicolas Werth, historien, ont croisé leurs regards pour avoir deux angles de vue (Libération du 19 octobre).

Vogue

Personne ne disposant d'instrument de mesurer pour saisir l'ampleur du phénomène en France, il faut se tourner vers Yves Gingras, professeur à l'Université du Québec, à Montréal, et remonter aux travaux universitaires - thèses ou articles académiques - qui bien souvent précèdent la publication des essais. L'affaire est réglée pour les sciences dures : inexistants en 1900, les travaux collectifs représentent plus de 90 % des publications internationalesaujourd'hui. La courbe a mis plus de temps à s'infléchir pour les sciences sociales (sociologie, économie) dans lesquelles 75 % des recherches sont menées en groupe. L'histoire et la philosophie résistent (15 %), mais une nette inflexion est apparue en 2005. Pour la publication d'essais par de grands éditeurs, Yves Gingras rend les armes statistiques et en revient aux impressions : «Les ouvrages collectifs sont largement répandus dans le monde anglo-saxon et moins en France. C'est sans doute lié au poids des presses universitaires. En France, elles sont moins dominantes face aux éditeurs comme Le Seuil, Fayard, La Découverte ou Gallimard, qui privilégient les livres d'auteurs. Leur récente augmentation peut être due aussi à la pression nouvelle de publier davantage.» Pour comprendre le phénomène, nous avons posé la question aux deux responsables éditoriaux des 1 560 pages de la Vie intellectuelle en France. L'un s'enthousiasme pour l'écriture collective, l'autre s'y contraint. Le premier, Laurent Jeanpierre, a 47 ans, le second, Christophe Charle, dix-neuf de plus, et ils ne portent pas du tout le même regard sur cette vogue ou cette vague.

Laurent Jeanpierre, sociologue, se définit comme un «militant communiste du savoir». «La notion d'auteur solitaire n'a plus aucun sens dans les sciences dures. En mathématiques, en chimie ou en biologie la signature collective est devenue la norme. Les sciences humaines résistent, mais là aussi, on n'écritplus seul. Et le phénomène se prolonge dans l'écriture de livres destinés au grand public.»

Christophe Charle, historien, admet qu'il y a là un impératif. Mais il exprime, dans sa soupente de l'Ecole normale supérieure, rue d'Ulm, une certaine lassitude pour le travail fastidieux que cela représente et le temps détourné de ses propres recherches. Il faut dire que la veille de notre rencontre, il a bouclé la relecture d'une somme sur l'histoire de l'Europe à paraître chez Actes Sud qui représente dix ans de travail pour faire écrire ensemble 400 contributeurs issus d'une dizaine de pays pratiquant cinq ou six langues. Il pointe plusieurs causes, dont l'émiettement du savoir - «mes professeurs, au début des années 70, pouvaient faire un cours sur deux siècles, aujourd'hui, un professeur s'en tiendra à deux décennies» - ; la fin du phénomène Apostrophes, «instance de désignation» des héros du savoir, qui avait permis de mettre en lumière Georges Duby, Emmanuel Le Roy Ladurie ou François Furet ; et aussi la multiplication des financements de recherche collective et interdisciplinaire.

La «polyphonie»

Si Christophe Charle n'a pas l'enthousiasme de Laurent Jeanpierre, il ne faudrait pas le réduire à un grincheux solitaire. Contributeur de la Vie intellectuelle en France, il sort de sa bibliothèque un ouvrage franco-allemand, la Transculturalité des espaces nationaux en Europe (XVIIIe-XIXe siècles), écrit en deux langues. Il admet l'évidence :«Je suis bien incapable de connaître tout ce qui a été écrit en Europe sur une telle question. Il me faudrait plusieurs vies pour écrire une histoire de l'Europe.»

A l'impossibilité de tout savoir s'ajoutait la volonté de ce que Pierre Singaravélou, multirécidiviste de l'écriture à plusieurs, nomme une «polyphonie». La volonté quasi militante d'écrire l'histoire différemment, de poser un récit moins linéaire qui ne gomme ni les points de vue ni les conflits d'interprétation. «Avec Histoire mondiale de la France, nous avons voulu faire vivre une histoire plurielle, une polyphonie, et qu'importe s'il reste des dissonances», s'amuse l'historien, qui a conquis, au pas de course, le grade de professeur à la Sorbonne et a coordonné l'ouvrage sous la direction de l'historien Patrick Boucheron. A l'entendre, il s'agit d'en finir avec une histoire qui marche au pas, allant de A à B en suivant le récit du vainqueur. «On nous dit "il faut être sérieux", mais précisément, l'idée qu'il faut effacer les dissonances, l'idée qu'il y aurait une histoire avec un début, un milieu et une fin suivant une logique, ne tient pas. L'histoire n'est pas univoque.»

Pierre Nora s'est élevé contre la vision proposée par Histoire mondiale de la France. Dans une tribune publiée dans les pages de l'Obs, en mars, l'historien, membre de l'Académie française et gardien d'un temple dans lequel il risque de se retrouver bientôt seul, regrettait «l'idée qu'on pourrait entrer en histoire dans l'ère des "dates alternatives", comme l'information est entrée dans l'âge des "faits alternatifs". "Tu as ton histoire, j'ai la mienne, qui vaut bien la tienne." Ce serait la fin d'une vérité commune, qui est la raison d'être de l'histoire et de son enseignement». Etrange conclusion au parfum d'histoire officielle où on ne lirait qu'une seule plume et ne verrait dépasser qu'une seule tête, celle du grand historien. Touchante conclusion venant de celui qui a fondé l'écriture collective moderne en France avec les Lieux de mémoire (Gallimard, paru entre 1984 et 1992 avec 26 signatures) et s'en défie aujourd'hui. Il ouvrait, à l'époque, une voie empruntée par Pierre Bourdieu avec la Misère du monde (Le Seuil, 1993), par Georges Duby et Philippe Ariès avec Histoire de la vie privée (Le Seuil, 1985-1987), ou Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine, Georges Vigarello, et Histoire de la virilité (Le Seuil, 2011).

Le «murmure»

Jusqu'à quand faut-il remonter pour trouver l'origine de l'écriture collective ? Comme toujours à la nuit des temps. La Bible ? Combien d'auteurs ? Mystère. Homère est-il un compilateur de talent ? Un pseudo collectif ? Ou un géant de la pensée ? Mystère encore. On dira que l'Encyclopédie dirigée par Diderot comptait plus de 200 collaborateurs et que l'on n'a rien inventé. Soit, mais les 127 000 contributeurs de Wikipédia France recensés en novembre posent la question de la disparition de l'auteur né avec Beaumarchais quand on découvrait la propriété intellectuelle, et remise en cause par Mallarmé qui évoquait en 1893 une «exquise crise» de la littérature voulant faire passer l'auteur derrière ses mots.

En 1967, Roland Barthes allait plus loin en proclamant «la mort de l'auteur». Deux ans plus tard, Michel Foucault trouvait les mots justes dans un texte présenté en février 1969 devant la Société française de philosophie : «Qu'est-ce qu'un auteur ?». Il y promettait l'avènement d'une culture dans laquelle «tous les discours se dérouleraient dans l'anonymat du murmure». Nous y sommes. Même quand un nom occupe la couverture, il cache bien souvent une armée de contributeurs aussi anonymes que réels. L'éditeur a besoin d'une tête d'affiche, Patrick Boucheron pour Histoire mondiale de la France ou l'économiste Thomas Piketty, qui ne manque pas une occasion de rappeler que le Capital au XXIe siècle n'a rien d'une aventure solitaire. Le collectif mène-t-il à l'extinction du travail solitaire ?

L’échappatoire

Pas si vite, s'amuse Dominique Kalifa, historien spécialiste des «bas-fonds» grand dévoreurs de livres et chroniqueur à Libération. Il ne rechigne pas à s'embarquer dans des aventures collectives (Histoire du monde au XIXe siècle, la Civilisation du journal), mais signe en solitaire Tu entreras dans le siècleen lisant Fantômas, (Vendémiaire, 2017), et place des limites à la collectivisation du savoir. Il bannit les travaux d'après colloques, tables rondes, assemblages disparates qui «terminent sur des étagères, et que personne ne lit» et met en chantier une histoire de l'Europe revisitée à travers les époques, les Années folles en France, l'Aggiornamento en Italie ou le Sturm und Drang en Allemagne, à paraître chez Gallimard, avec une quinzaine d'historiens et d'historiennes. Se défiant des conclusions définitives, il désigne des échappatoires quand le roman croise l'histoire. «Regardez Ivan Jablonka et son Laëtitia ou la fin des hommes, ou les derniers prix littéraires, le Goncourt attribué à l'Ordre du jour d'Eric Vuillard, ou le Renaudot qui est revenu à la Disparition de Josef Mengele, il reste de l'appétit pour l'histoire vue en solitaire.»