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Libération
Chronique «Médiatiques»

Macron, coolitude du dominant

Le chef de l’état en tournée en Afrique a fait rire des étudiants burkinabés aux dépens de leur président, Roch Kaboré. Bernard Kouchner a dû cesser de tutoyer l’humoriste Yassine Belattar sur un plateau télé. Les deux pensaient qu’un rapport de domination pouvait s’effacer de façon unilatérale.
Emmanuel Macron, pendant son discours à l'université de Ouagadougou, au Burkina Faso. (Photo Ludovic Marin. AFP)
publié le 3 décembre 2017 à 17h06

Donc, il y eut un «clim-gate». Une mini-affaire, déjà oubliée quand le lecteur lira ces lignes, mais sur laquelle il est intéressant de revenir. Emmanuel Macron se trouve au cœur d’un échange en mode stand-up avec les étudiants burkinabés, à Ouagadougou. Le président burkinabé, Roch Kaboré, est à ses côtés sur scène. Les étudiants s’étant plaints d’un problème de climatisation, Macron leur répond qu’il ne lui appartient pas de régler les problèmes de clim à Ouagadougou. Ça, c’était l’époque du colonialisme. C’est fini. Grandissez un peu les enfants, je ne suis plus une puissance coloniale. Réglez vos problèmes de clim entre fiers décolonisés. A cet instant, le président du Burkina sort de scène. Macron, hilare : «Il est parti réparer la clim.» Rires dans la salle. Polémique immédiate : Kaboré s’est-il senti «humilié» ? (On apprendra le lendemain qu’il est seulement parti aux toilettes).

Dans l’instant, la conversation virtuelle nationale s’enflamme. Deux camps s’affrontent. Les anti-Macron jugent la blague raciste. Et les pro-Macron, au contraire, ripostent que ce qui est raciste, c’est de croire que les Africains ne sont pas capables de s’indigner tout seuls. Et justement - heureux hasard, relevé par les pro-Macron -, la presse burkinabée a adoré la visite de Macron. Donc la blague sur la clim n’était pas raciste. CQFD.

C’est d’ailleurs l’analyse livrée le lendemain par Emmanuel Macron lui-même, interrogé sur l’incident. «Ce sont eux, les paternalistes, car c’est considérer qu’on ne peut pas faire d’humour quand on parle avec un dirigeant africain. J’aurais fait de l’humour avec tout dirigeant européen avec qui j’ai cette relation. Je l’ai par exemple avec Jean-Claude Juncker. Ça dépend de la relation personnelle. Il se trouve qu’avec Roch Kaboré, nous nous entendons bien. Donc nous plaisantons et, d’ailleurs, ça ne vous aura pas échappé que ça l’a fait rire. Il y avait simplement l’énergie, la vitalité, la sincérité d’un moment et de son instantanéité.»

Et d'assurer que l'humour est la preuve, au contraire, d'un profond respect pour le président du Burkina Faso : «L'humour, c'est une relation d'égal à égal. C'est se dire qu'on peut plaisanter de soi et de l'autre. Il y aurait des sujets interdits en Afrique ? Il y aurait des vérités qu'on ne peut pas se dire ? On doit pouvoir se dire les choses de manière dépassionnée, et on doit aussi pouvoir plaisanter.» Traduisons : entre ex-colonisateur et ex-colonisé, on doit pouvoir rire ensemble. Etudiants burkinabés et président français, à nous de construire le monde de demain, finissons-en avec les coincés, les guindés, les cérémonieux. Soit dit en passant, on ne les savait pas copains à ce point, Macron et Kaboré. Ils doivent bien rigoler, dans les bilatérales.

Une innocente blague entre égaux ? C’est tentant. On aimerait y croire. On balance. Pour trancher, pourtant, il suffit d’imaginer une inversion des rôles. La blague «il est parti réparer la clim» est-elle imaginable de Macron, adressée à Trump ou Merkel ? De Kaboré, adressée à Macron ? Non. Question tranchée.

Comme en écho, quelques jours plus tard, c'est un autre moment de révélation d'asymétrie, qui fait le buzz. L'ex-ministre Bernard Kouchner et l'humoriste Yassine Belattar, «acteurs de la société civile», débattent sur un plateau de Léa Salamé de l'affaire Charlie -Mediapart. Soudain, le ton monte. Kouchner : «Je fais ce que je veux, mon gars.» Belattar : «Je ne vous appelle pas mon gars.» Kouchner : «Tu parles tout le temps.» Belattar, éberlué : «Mais pourquoi vous me tutoyez ?» Kouchner, dépité : «Pardon. Monsieur, vous parlez tout le temps.»

Dans les deux situations, éclate cette tranquillité du dominant, qui vit dans le rêve éveillé d'une relation d'égal à égal. Après tout, le président de la cinquième puissance mondiale ne consent-il pas à un échange décontracté avec les étudiants africains ? Après tout, l'ancien ministre, la légende vivante des «French doctors», ne consent-il pas à un échange d'égaux avec un (à ses yeux) wanabee Coluche ?

Dans ses rêves les plus fous, le dominant se rêve égal au dominé. Il ne réalise pas que le pouvoir de plaisanter sur son interlocuteur est… un pouvoir. Le pouvoir d’opter librement entre tutoiement et vouvoiement est un pouvoir. Le dominant est si imprégné, et si inconscient en même temps de son statut de dominant, qu’il imagine pouvoir à son gré en décréter l’abolition, dans l’universalité de la bonne humeur et de la décontraction. Il s’imagine le pouvoir inimaginable de décréter abolie la relation de domination. Mais celui-là, il ne l’a pas. C’est sans doute le seul.