«L’influence des travaux d’Edward Said a été fondamentale. La perspective de déconstruction du discours jihadiste adoptée dans mon dernier ouvrage fait ainsi usage des constats dressés par Said dans son livre liminaire sur l’orientalisme : le processus de construction d’un "Orient", d’un Autre musulman dans nos sociétés. Comme l’illustre la description du jihadiste dans une partie de nos médias, que d’aucuns qualifieraient de "néo-orientaliste", les capacités militaires des Arabes, mises un temps sous contrôle par les "Occidentaux civilisateurs", et la perception de leur nature violente, de leurs "pulsions incontrôlables" informent un long et profond schéma de stigmatisation qu’il importe de comprendre (ce qui ne veut pas dire minimiser la violence terroriste). La figure du jeune Arabe, fils d’immigrés ou lui-même réfugié, nécessairement fauteur de troubles et source de dangers, est une sorte de fantôme du passé, l’avatar de l’ancien colonisé devenu le musulman actuel, toujours autant méprisé. La lecture saidienne permet de mieux saisir la pensée jihadiste et, en particulier, l’idée d’une division radicalement binaire du monde. Supprimer la supposée "zone grise", l’envers de l’antinomie Orient-Occident, est un élément central du récit jihadiste, destiné à séduire des musulmans en leur proposant une utopie. Exposées à cette notion, les recrues se sentent obligées de choisir leur camp. Voici pourquoi tant de jeunes Occidentaux ont rejoint les rangs du groupe terroriste, rejetant une identité qu’ils pensaient floue, incertaine, voire angoissante, un entre-deux fabulé, pour une renaissance personnelle à travers le jihad.
«D’autres travaux sont venus complémenter la pensée de Said, concernant notamment la question d’un "orientalisme inversé". L’Etat islamique a joué une radicalisation de la dualité Orient-Occident et a fabriqué un discours "occidentaliste". Il s’est réapproprié des éléments de la culture occidentale en vue de (re)construire l’Occident comme une altérité totale. Sans cet Occident, l’EI n’aurait en effet jamais pu concevoir un univers à son image.»
Myriam Benraad est l'auteure de l'Etat islamique pris aux mots, Armand Colin, 2017.