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Libération
TRIBUNE

A Ouistreham, un «avenir brillant» ?, par Scholastique Mukasonga

La romancière est allée à la rencontre des migrants, ces «ombres» qui rêvent d’une vie en Angleterre. Elle se revoit à leur place des années plus tôt, venant du Rwanda, elle aussi, en quête d’une vie digne.
En octobre, lors d'une distribution de repas organisée par l'association des résidents de Ouistreham. (Photo Charly Triballeau. AFP)
par Scholastique Mukasonga, ecrivaine
publié le 17 décembre 2017 à 18h26
(mis à jour le 17 décembre 2017 à 18h44)

Ouistreham est une plage normande, populaire, très fréquentée, à une dizaine de kilomètres de Caen. On a donné à l’extension balnéaire du vieux bourg le nom de «Riva-Bella», sans doute pour faire rêver à la Riviera italienne : sans grand succès.

La rue principale, bordée de restaurants, mène à la plage. On traverse l’un de ces innombrables ronds-points grâce auxquels les municipalités croient s’attacher la reconnaissance de leurs administrés. On parvient à la plage. Le Casino Barrière dresse son architecture d’un modernisme bien tempéré, à l’effet plutôt modeste (on n’est pas à Deauville !) La plage enfin, si vaste que la mer semble encore bien loin. Les cabines blanches sont alignées selon la tradition. Les chars à voile ont tout l’espace qui leur faut pour évoluer.

Au bout de la plage, au débouché du canal de Caen et de l’estuaire de l’Orne, la masse imposante du ferry en partance pour Portsmouth. Sous sa coque blanche, derrière un môle de grosses roches entassées, elles-mêmes surmontées d’un haut grillage couronné de doubles rouleaux de fils de fer barbelés, le parking des poids lourds en attente d’embarquement. Quatre allers et retours par jour en cette saison, cinq heures de traversée, Portsmouth, l’Angleterre !

Des ombres que l’on croirait invisibles pour ceux qui les croisent errent sur le parking derrière la halle aux poissons, le long des quais du canal, auprès des poubelles du petit supermarché du centre-ville, d’autres, nombreux, sont dans le fossé qui borde la route qui mène au port à l’entrée de la ville et où les camions passent à toute allure. Sous les capuches, on devine des visages noirs, jeunes, très jeunes, et ils marchent par deux, par trois, jamais plus, ils marchent, ils marchent… Ils regardent au loin, bien au-delà de l’horizon borné de la Manche. Que regardent-ils ?

C’est à Ouistreham que je vais souvent acheter mon poisson. Et il m’a fallu du temps pour remarquer ceux que l’on refuse de voir. Et puis je les ai vus, ceux que la presse appelle les «migrants». Et je me suis vue moi-même, comme il y a quarante ans, marchant, marchant sans savoir où aller dans cette ville inconnue qu’était pour moi alors Bujumbura, la capitale du Burundi. Ils sont là mes compagnons, mes frères, je ne sais comment les accompagner, marcher à leurs côtés. Alors ce dimanche, je n’y tiens plus. Je dois au moins leur parler si, pour l’instant, je ne peux rien faire d’autre.

J’aborde deux migrants, s’il faut les appeler ainsi, assis sur un banc du parking derrière le marché aux poissons. Je sais qu’ils ne parlent pas français. Mon fils me servira de traducteur en anglais. Je remarque aussitôt leur jeunesse entre 16 et 21 ans. Je m’étonne de leur sourire. J’aimerais dire leur patience, leur calme leur gentillesse à répondre à mes questions que je ressens comme importunes, incongrues.

Bientôt, ils sont une bonne dizaine. Oui, ils sont soudanais, tchadiens, érythréens. Que veulent-ils ? Passer en Angleterre, ils ont de la famille, ils sont persuadés qu'on y obtient facilement un permis de séjour. Et pourquoi ne resteraient-ils pas en France ? Pourquoi ne pas apprendre le français ? Ça ne sert à rien, un jour ou l'autre, on va nous renvoyer en Italie. Six mois, c'est le maximum qu'on réussit à tenir avant de se faire expulser. Et pourquoi l'Italie ? On est tous arrivés en Europe par l'Italie, on nous y renvoie, on dit que c'est le règlement. Mais tous sont d'accord l'Italie, c'est «l'inferno». Ils reviendront, malgré les conditions dans lesquelles ils survivent : «On est mieux en France, au moins, on ne nous traite pas d'animaux.»

Pendant notre conversation, une voiture de gendarmerie est venue stationner à peu de distance. On nous observe. Je demande si, parmi eux, quelqu’un parle français. Peut-être sur le parking de Carrefour, me dit-on. Je dois y aller, mais je leur promets de revenir avec du pain. Je cours à la boulangerie la plus proche, je reviens avec une brassée de baguettes. J’ai honte de ma charité à bon marché. Dans mon coffre, j’ai apporté quelques blousons superflus de mes fils. Le partage des baguettes et des vêtements se fait dans le plus grand calme, selon les lois d’une équité qui bien sûr m’échappe.

Ce dimanche, c'est le premier jour de grand froid, sur le parking, au bord du quai, il souffle un vent glacial, pourtant, ils ne se jettent pas sur les doudounes, tout se passe dans le plus grand calme. L'un d'eux nous demande des chaussures, C'est des chaussures dont ils ont un besoin urgent. Je promets d'aller à la recherche des chaussures. A Emmaüs ? Au Secours catholique ? Faire une collecte ? Peut-être y aurait-il un marchand de chaussures qui voudrait bien céder ses invendus. Mais surtout, l'urgence, c'est de leur trouver un abri chauffé pour la nuit. Ils dorment, affirment-ils, dans ce qu'ils appellent «la forêt», sur le bord de la route.

Une dame âgée passe les voir comme à son habitude, nous dit-elle. Elle est hors d'elle : «Pourquoi la municipalité n'ouvre-t-elle pas un de ses gymnases. Personne ne veut m'écouter. Peut-être vous ? Vous avez l'air convaincante.» Selon le Point, du 2 décembre, le maire, tout en reconnaissant que les migrants ne posent «majoritairement» aucune difficulté, affirme qu'il «est hors de question qu'il y ait un point de fixation dans la commune, de créer d'appel d'air». Pour empêcher cet «appel d'air», les migrants sont donc condamnés à dormir en plein air.

Les habitants de Ouistreham, du moins certains, ont plus de cœur que leur maire. Une association s’est créée le Collectif d’aide aux migrants de Ouistreham (Camo). Elle offre un repas chaud deux fois par semaine. Un autre collectif propose des petits déjeuners le mercredi et le samedi. Les initiatives individuelles se multiplient.

Je pars donc à la recherche des migrants francophones. Carrefour, comme toutes les grandes surfaces, est à la sortie de la ville. Mon fils me dit qu’il lui semble que la voiture de la gendarmerie nous suit. Je n’ai rien entendu. Mon esprit est tout entier concentré sur ce que je vois. Aujourd’hui, en décembre 2017, je ne peux pas m’empêcher de me revoir en eux telle que j’étais en avril 1973.

Le parking est vide. C’est dimanche. Mes francophones ne sont pas là. Mais de l’autre côté de la route, il y a quelques arbres à l’entrée d’une zone pavillonnaire et dans ce bosquet, plutôt clairsemé, un groupe important de migrants. C’est donc ça la «forêt» dont on m’a parlé, où viennent camper pour la nuit les réfugiés. On m’a dit aussi que chaque matin, les employés municipaux saisissent les couvertures et les objets que les migrants n’ont pas eus le temps d’emporter. Monsieur le maire ne veut pas que Ouistreham devienne un nouveau Calais.

Nous traversons la route pour nous arrêter devant la «forêt». Une voiture y stationne déjà et un monsieur distribue quelques couvertures. Le véhicule du donateur démarre. Je sors de ma voiture et je constate que deux véhicules de la police se sont arrêtés derrière moi. Le chef des gendarmes (je ne sais pas déchiffrer les grades) me dit qu'il ne faut pas stationner ici. Il m'explique que pour les migrants, c'est dangereux qu'ils restent au bord de la route car ils s'accrochent au camion qui fonce sur la route. «Un de ces jours, il y en a un qui passera sous les roues.» Il m'indique même les endroits où il est possible de leur distribuer de l'aide. Je ne sais que penser de ce discours humanitaire car, de l'autre véhicule, une petite camionnette, sortent des gendarmes bien équipés et qui, eux, semblent moins causants. De toute façon, il faut partir.

Je ne rentre pas désespérée de mon «week-end» à Ouistreham. J’ai reconnu dans ces jeunes, qu’ils soient chassés de chez eux par la guerre, la misère, la famine, une énergie inébranlable qu’on appelle l’espérance. Il n’y a pas de haine en eux, pas de désespoir. Ils iront jusqu’au bout pour obtenir la vie qu’ils estiment enfin digne de ce qu’ils sont, des êtres humains.

L’espoir s’appelle, pour eux et pour l’instant, l’autre côté de la Manche, l’Angleterre. Sans doute est-ce une utopie, et certains d’ailleurs semblent à peine en connaître la langue. Mais cette île que, bien sûr, on ne peut apercevoir de la plage de Ouistreham, mais vers laquelle ils voient plusieurs fois par jour le ferry inaccessible se diriger jusqu’à être englouti par l’horizon, c’est l’avenir, leur avenir.

Ils n'atteindront peut-être jamais cette Angleterre utopique, mais ils ne reviendront jamais en arrière, ils n'ont pour eux que l'espérance qui les mène dans une direction : leur avenir. «Un avenir brillant», me disait mon frère, alors que nous errions perdus dans cette ville inconnue de Bujumbura, perdus au long des journées vides de l'exil. Je l'écoutais, il avait le même sourire, le même regard plein d'espoir : «Tu verras, me disait-il, il y a aussi pour nous un avenir brillant», et il répétait, «oui, un avenir brillant».