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Chronique «Médiatiques»

Les repentis du «like»

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Un ex-cadre de Facebook interdit à ses enfants d’utiliser le réseau social. Bill Gates se méfie des téléphones portables pour les moins de 14 ans… Des mea-culpa qui interviennent au moment où la parole se libère après l’affaire Weinstein.
The Facebook logo is displayed on their website in an illustration photo taken in Bordeaux, France, February 1, 2017. REUTERS/Regis Duvignau - RTX2Z6SR (Photo Regis Duvignau. Reuters)
publié le 17 décembre 2017 à 18h26
(mis à jour le 17 décembre 2017 à 18h39)

Donc, on n'était pas fous. Il y a bien comme un problème. Mêmes les inventeurs le disent. C'est Chamath Palihapitiya, ancien vice-président de Facebook, qui s'exclame : «Je me sens extrêmement coupable. Nous avons créé des outils qui déchirent le tissu social. Vous n'en avez pas conscience, mais vous êtes programmés. Maintenant, c'est à vous de décider à quel point vous êtes prêts à renoncer à votre indépendance intellectuelle. Nous organisons notre vie autour de cette fausse image de la perception, parce que nous sommes récompensés par des signaux instantanés "cœur", "likes", "pouce bleu", et on leur donne de l'importance. Et on les confond avec la vérité, c'est juste mauvais.» Et d'expliquer qu'il a interdit à ses enfants d'utiliser «cette merde».

C'est Bill Gates, expliquant qu'il a interdit les portables à ses enfants jusqu'à l'âge de 14 ans. Avant lui, c'était l'ancien président de Facebook, Sean Parker, estimant que le site exploite les vulnérabilités psychologiques humaines, poussant les utilisateurs à publier toujours plus de contenus pour obtenir des réponses et des mentions «j'aime». C'était justement le créateur du bouton «j'aime» de Facebook, Justin Rosenstein, décidant de bouder les réseaux sociaux Reddit et Snapchat. Il avait même demandé à son assistant de lui installer un filtre parental sur son téléphone, pour l'empêcher de télécharger toujours plus d'applications.

Ce n’est pas un problème économique : si c’était seulement la crainte que les réseaux sociaux tuent les médias traditionnels, les fondateurs ne s’en alarmeraient pas. Et comment leur donner tort. Après tout, si les réseaux triomphaient de la presse traditionnelle, pour la remplacer par mieux, plus libre, plus affûté, plus pluraliste, plus investigateur, qui s’en plaindrait ? Ce n’est pas non plus seulement un problème de censure, avec cette règle absurde sur les photos de nus, par exemple, qui n’en finit pas de produire des bavures.

C’est autre chose. Les alarmés craignent pour leurs enfants. On voit bien pourquoi. Entre autres effets, avec leurs algorithmes opaques, les réseaux sociaux ont produit une confiscation de la conversation mondiale par les hystéries communautaires, et les enfermements complotistes. Sans parler d’effets annexes, comme ces expériences de savants fous sur la captation de l’attention des internautes. «Dieu sait ce qu’ils font aux cerveaux de nos enfants !» s’exclamait Sean Parker.

Il est forcément impressionnant de voir des inventeurs atterrés par les usages de leurs inventions. On n’a jamais entendu les inventeurs du téléphone, de la radio ou de la télévision se repentir de leur invention. Gutenberg non plus, et pourtant l’imprimerie fut indirectement à l’origine des massacres des guerres de religion. Le seul précédent qui vienne à l’esprit, c’est le repentir d’Albert Einstein, après Hiroshima. Mais c’était dans un autre registre.

Le risque de ces paniques morales, c’est que l’on n’est jamais vraiment certain de ne pas tomber dans le piège de la déploration rituelle, sur le mode «C’était mieux avant». Dans les années 70 et 80, on entendait abondamment dénoncer l’influence perverse de la télévision sur le débat politique. Ce qui était redouté n’était pas alors l’hystérisation, mais la spectacularisation : la prime aux dents blanches, aux bronzés, aux beaux parleurs, aux faiseurs de petites phrases, qu’on n’appelait pas encore «punchlines». Rendant la parole aux anonymes, la révolution numérique a remplacé un biais par un autre. Les dominants sont désormais placés sous le contrôle des minorités actives, bruyantes, elles-mêmes enfermées dans le vacarme de leurs propres communautés.

Le paradoxe, c'est que ces mea-culpa des inventeurs de la Silicon Valley interviennent au moment même où la révolution des réseaux sociaux vient de produire, pour la première fois peut-être, un effet incontestablement émancipateur. Sans la révolution numérique, sans Facebook, sans Twitter, et même si l'impulsion initiale est venue des médias «classiques», pas d'affaires Weinstein, pas de #metoo, pas de #balancetonporc. Dans le système traditionnel, régnait la loi du silence, à coups d'intimidations judiciaires et de corruption. Si la honte et la peur ont changé de camp, si a pu advenir cette formidable libération de la parole des femmes, phénomène proprement historique à l'échelle de l'humanité, c'est grâce à «cette merde», que renient aujourd'hui ses inventeurs. Ce n'est pas rien.