Questions à Cyrille Aillet, maître de conférences en histoire des mondes musulmans médiévaux, Université Lumière Lyon 2, CIHAM-UMR 5648. Avec Patrice Cressier et Sophie GilotteIl co-dirige l'ouvrage Sedrata. Histoire et archéologie d'un carrefour du Sahara médiéval à la lumière des archives inédites de Marguerite van Berchem, Madrid, Casa de Velázquez, Collection de la Casa de Velázquez, 161, 2017, 512 p.,
Quelle est l’importance de la ville de Sedrata pour
l’histoire du Sahara ?
Les vestiges archéologiques exceptionnels de
Sedrata sont ceux d’une cité médiévale désormais entièrement enfouie sous les
sables du Sahara, à quelques kilomètres au sud de la ville actuelle d’Ouargla
en Algérie. Dans ce site aujourd’hui complètement désert s’est autrefois développé
l’un des principaux carrefours commerciaux du Sahara médiéval. Sa
spécialité ? L’acheminement vers le Sahel des produits venus du Maghreb
(dattes, céréales, tissus, objets fabriqués), qui servaient à acheter le sel,
l’or et surtout les esclaves destinés à la revente. Passés maîtres dans l’art
de naviguer à travers le grand désert, ses marchands faisaient affaire avec les
grands centres qui servaient d’interfaces entre les royaumes africains et le
monde de l’Islam, de la Mauritanie au lac Tchad. Partenaire de Sijilmassa, Sedrata prend le
contrôle des routes du Sahara central à partir du xe siècle et alimente les oasis et les États
méditerranéens en marchandise humaine destinée à des tâches agricoles,
domestiques ou militaires. Ces expéditions à haut risque sont aussi l’occasion
de profits rapides et nourrissent l’imaginaire africain des auteurs locaux. Au xiie siècle, l’un d’entre eux
raconte avoir cheminé jusqu’à l’Équateur. Il relate aussi la longue traversée
d’une caravane venue du lac Tchad et composée de trois-cents femmes. Celles-ci
pouvaient être vendues comme concubines et les enfants nés de ces unions
s’engageaient quelquefois eux-mêmes dans la traite des esclaves. Cette activité lucrative explique que la région d’Ouargla soit devenue
l’un des grands pôles urbains du Sahara. Sedrata n’était elle-même que le
centre d’une agglomération qui se déployait, sous la forme de noyaux dispersés, sur près de quarante kilomètres au
fond de la vallée. Naturellement, la vie y était possible grâce à un ingénieux
système d’approvisionnement en eau qui permettait l’aménagement de palmeraies
nourricières. La population, majoritairement berbère, comportait aussi une
importante communauté juive dont les connections s’étendaient jusqu’en Égypte
et en Palestine. Enfin, à l’image de Tombouctou quelques siècles plus tard, l’oasis
était aussi un important foyer culturel dont les savants fréquentaient Cordoue,
Kairouan et Le Caire et se rendaient en pèlerinage à La Mecque.
La prospérité de cette oasis finit par attirer la convoitise des
pouvoirs maghrébins. Protégée par son isolement et par la grandiose forteresse
naturelle de la Gara Krima, une table rocheuse qui domine la vallée au sud, la
population réussit à repousser les incursions extérieures jusqu’aux années
1220. Sedrata fut alors détruite par une confédération tribale en lutte contre
un Empire almohade affaibli. L’abandon définitif du site et le déplacement des
populations vers la ville actuelle d’Ouargla seraient toutefois dus
principalement à la fragilité de l’écosystème aménagé par les habitants et à l’épuisement
des ressources en eau. Les mêmes défis ont d’ailleurs menacé la région à plusieurs
reprises jusqu’à nos jours.
Comment avez-vous réussi à écrire l’histoire de cette
ville ?
Grâce à une enquête collective qui associe l’histoire des textes à
l’archéologie en essayant de croiser des données qui ne sont pas toujours
convergentes. Grâce aussi à l’exploration dans la longue durée de la mémoire
d’une ville qui fascine depuis l’époque coloniale. Dès la fin du xe siècle, les géographes
arabes ont décrit cette « porte du Sahara », mais nous avons
privilégié la production littéraire locale, jusqu’ici très méconnue. Elle fourmille
d’informations sur la vie sociale, l’économie, le quotidien, les croyances et
la géographie du sacré.
Faute de pouvoir mener sur place de véritables prospections
archéologiques, qui nécessiteraient le lancement d’un projet porté par
l’Algérie, nous décrivons ce site archéologique unique à partir d’archives
datant de la période coloniale. Sedrata a en effet passionné les acteurs de la
conquête du Sahara, dont certains rêvaient de ressusciter cette « Pompéi
des sables ». Quatre campagnes de fouilles furent entreprises, entre
autres en 1880 par un agent comptable improvisé archéologue et entre 1942 et
1945 par un architecte vichyste qui réquisitionna de force les ouvriers. C’est
toutefois à la « dame de Sedrata », l’archéologue suisse Marguerite van
Berchem, que nous devons la première étude scientifique. Avec l’appui
financier du gouvernement français, elle y effectua plusieurs fouilles entre
1950 et 1954, dans des conditions parfois rocambolesques. Or nous avons
retrouvé à Genève les archives de ce projet novateur : des carnets de
notes, des plans et des dessins, plus de cinq-cents photographies et surtout le
manuscrit qu’elle n’avait jamais pu achever de son vivant. Nous avons décidé de
lui redonner vie en l’éditant avec les illustrations prévues pour
l’accompagner. Cependant, il fallait bien compléter et corriger une enquête
vieille de plus d’un demi-siècle. Notre livre propose donc un hommage critique
en dialoguant, chapitre après chapitre, avec notre devancière dont les
hypothèses sont actualisées pour dresser une synthèse vivante de ce que l’on sait
de Sedrata. Le lecteur peut ainsi découvrir l’une des grandes cités médiévales du
Sahara, désormais sans doute l’une des mieux connues. Les aménagements
hydrauliques qui permirent la vie dans ce milieu hostile témoignent d’un très
haut niveau d’organisation sociale. L’habitat y revêt des caractéristiques
proprement sahariennes tout en empruntant aussi ses formes à l’architecture de
l’Islam méditerranéen. Enfin, l’art de Sedrata, connu grâce aux décors en stuc d’une
demeure patricienne, puise dans le répertoire du monde abbasside tout en
relevant d’un langage esthétique propre, que nous sommes loin d’avoir encore
entièrement déchiffré.
Son histoire continue toujours aujourd’hui grâce au
pèlerinage des ibadites. Comment expliquer ce phénomène ?
C'est l'autre intérêt de Sedrata. Les populations berbères qui l'ont
bâti n'étaient pas sunnites, mais appartenaient à une école religieuse
aujourd'hui très minoritaire en Islam : l'ibadisme. Les ibadites,
aujourd'hui présents à Oman, en Libye, en Tunisie et en Algérie, ont joué un
rôle majeur dans les premiers siècles de l'histoire du Maghreb. Farouches
opposants d'un modèle califal qu'ils jugeaient tyrannique, ils contribuèrent à
détacher une grande partie du Maghreb de l'Empire abbasside. Leur doctrine,
fondée sur une vision collégiale et élective du pouvoir, permit aux Berbères de
s'affirmer face à la domination arabe. Leur grande réalisation politique fut la
fondation d'un État dont la capitale était Tahart, en Algérie. Après sa chute
au début du xe siècle,
ils se dispersèrent sous la forme d'un archipel de communautés autonomes. Bien
implantés dans le nord du Sahara, ils contribuèrent à l'essor du commerce
transsaharien. Sedrata s'affirma à cette époque comme une sorte de pôle
économique et culturel pour l'ibadisme. En se rendant chaque année sur les
ruines, les ibadites commémorent à la fois leur âge d'or et les exils
successifs qui ont façonné leu communauté.