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Blog «Gay tapant»

Seropo ergo sum (2/2)

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Suite et fin du prologue de Je bande donc je suis, mon premier roman qui date déjà de 1999, une autre ére du sida. Il s'est passé depuis un millénaire. Autre temps, autre sagesse de vie. On est loin du toro piscine que représente aujourd’hui le virus. L’époque était à la mise à mort. Le combat dans l’arène entre l’homme et la bête. Ici encore, la vie comme l’amour aspire au sang et à la mort. J'ai 53 ans et je vais bientôt fêter mes trente ans de contamination. Savoir que l’on entre dans l’arène
Photo : Frederic Gaillard. DR
publié le 20 décembre 2017 à 17h09

Extrait. Le sida, c’est notre Titanic à nous les folles, les pédés, les toxicos et marginaux de tout poil. Donc, le virus c’est le Titanic des folles, et puis aussi, maintenant, les gens normaux, les hétéros… Notre paquebot viral suite à une rencontre malencontreuse s’est déchiré la coque comme on le dit de l’anus, le sang de la mer pénètre les coursives, inonde la salle des machines et stoppe les moteurs. L’ampoule rectale explose et le sang de la mer se mélange à celui du rectum. Les deux fluides mélangés remontent galeries et intestins. Le paquebot viral sombre lentement. Tel un pénis aqueux il se dresse maintenant fièrement dans le ciel comme pour sodomiser le firmament, puis coule après l’orgasme. Du fond de l’océan, on s’asphyxie doucement mais sûrement, le sang de la mer pénètre au plus profond de nos poumons et noie une à une chacune des alvéoles, nous noie du dedans. Un continent disparaît, une race s’éteint, dinosaures invertis, inverses, pervers. Seuls nos mots et nos œuvres subsisteront, insubmersibles, imputrescibles. Nous sommes dans le vide glissant, humide et moite de l’océan, l’eau rentre dans nos chairs de même que le sexe froid d’un mort tout frais pendu, la mer nous glace, nous congèle, on ne voit pas encore le fond, peut-être n’y a-t-il d’ailleurs pas de fond pour nous les folles contaminées, on sent tout de même qu’il se rapproche, peut-être l’imagine-t-on. La fin est imminente. Certains s’en tireront et tant mieux : il faut perpétuer l’espèce. D’autres seront blessés à vie d’avoir survécu. Plusieurs sont déjà morts, enfoncés, engloutis si profondément dans le vide de l’océan que même le souvenir de leur expérience a disparu. Notre vie s’écrit sur du sable. Nous perdons notre mémoire, l’histoire ne s’écrit plus. Pas d’histoire, pas d’existence.

Souvent, mon homosexuelle séropositivité me pèse. C’est terriblement plus lourd qu’une tasse à café ou même une machine à laver. Une guerre intérieure qui me dépasse, luttant contre je ne sais quel mal. J’ai beau savoir que la vie est une maladie sexuellement transmissible, mortelle, et aussi risquée que le sida, rien n’y fait. Être séropo ou malade du sida conduit à se poser de sacrées questions, sur le sens de la vie et de la mort, et patati et patata ! Questions lourdes de conséquences. Oui, quelle signification donner à ma vie alors que l’échéance se rapproche et me rattrape, marée de pleine lune ? Je me métamorphose alors en fœtus de vieillard. Je me transfigure en momie de nouveau-né.

Qu'est-ce que cela signifie, vivre avec le VIH ? En fait, la séropositivité devient une dimension de soi à part entière. Une définition de son être au monde, comme dirait l'autre. Je suis un être qui pense, qui ressent, qui désire, qui est homosexuel, qui bande et jouit, qui est séropo. Seropo ergo sum. Alors, il ne faut surtout pas oublier de vivre et d'en jouir, oui, désirer et jouir. Désirer pour être, jouir et bander pour exister. Se donner du temps pour cela, ne pas perdre de temps, ne plus en perdre avant tout. Vivre, jouir et jouir encore, découvrir par le sexe et le désir, quitte à tomber dans l'excès. Me délecter et me repaître. Alors, j'ai envie de vivre, de partir, de crier, de devenir fou. Par les temps qui courent, la sagesse n'est même plus un leurre, c'est un oubli, une perte de soi.

Aujourd’hui, comme toujours et bien avant le virus, mon énergie est celle du désespoir. Je suis désespérément libre et fier de l’être. Oui, ce non-sens du monde, ce vide de sens, me donne envie de le combler. Comme un adolescent, je ne peux pas accepter cette difficulté de vivre : des rapports humains, de l’amour, de la dépendance à l’argent, de cette existence qui va à la mort et qu’il faut pourtant accepter.

Quel sens donner à sa vie lorsqu’on est séropo ? Mais aussi, quel sens donner à sa vie lorsqu’on est séronégatif ? Comment bien vivre mon homosexualité ? Comment construire au mieux ma vie sans étouffer mes espoirs ? Comment bien vivre une minute, une heure, une journée, un mois, une année, une décennie ? Une vie ? Comment être acteur de son propre destin ? Tant de questions auxquelles l’écho ne répond. Pond ! Pond ! Ohé ! Ohé ! Je suis l’écho de mon propre néant. Et ce vide de la vie existait bien avant le virus. L’arrivée de ce pathos n’a fait qu’exacerber ce néant et le rendre vertigineux.

Voici donc le récit de mes tumultueuses péripéties : les aventures du petit Berlin Tintin, mon initiation et ma découverte de la sexualité à onze ans. Puis, à 25 ans, la rencontre avec un virus, à une époque où ce pathos n’était rien d’autre qu’une maladie mortelle, ni plus ni moins, une épidémie comme tant d’autres jadis, un virus quelconque tel un prétexte littéraire, romantique. Je me donne dix années à vivre, c’est déjà ça dix ans. 1989-1999. Je veux donc faire de cette décennie un road movie X-trême et déjanté, un roman naïf sans queue ni tête, une belle errance solitaire. Pour surtout ne jamais rien regretter, ne pas arriver à la fin de ma vie, comme à la fin d’un roman, en me disant zut, je n’ai pas fait ci, zut, je n’ai pas fait ça et patati et patata ! Voilà donc le voyage intérieur du gamin Berlin Tintin, un carnet de bordel, l’œuvre d’une jeunesse fougueuse et amorale : une décennie de bourlingue, d’initiation panthéiste, de quête de l’amour, de questionnement et de désir, d’érections et de sexes, traversée par la rage de vivre, l’énergie du désespoir et cette présence de la mort, en creux. Une décennie de rencontres furtives et passionnelles, de rires et de larmes, de souffrances et d’extases. Partir à ma recherche quitte à ne pas me trouver. Que la fête commence !

extrait de Je bande donc je suis, d'Erik Rémès, Éd La Musardine (1999/2005) qu'on trouve chez Amazon en format Kindle et d'occasion et sur le site de la Musardine en format PDF sans DRM