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Interview

Alain Poussard : «Noël est merveilleux, pas magique»

Platon et ses successeurs se sont peu penchés sur la magie, sinon pour la dénigrer. Si Rousseau l’a aimée, il ne l’a pas théorisée. Alors comment la penser ? Alain Poussard, professeur de philosophie et magicien amateur, est allé chercher dans d’autres disciplines des outils pour délimiter ce domaine et définir la mécanique mise en œuvre pour atteindre un «vertige voluptueux».
publié le 22 décembre 2017 à 20h06

La magie et la philosophie ont un rapport étroit à la vérité, mais ces deux mondes s’ignorent. Il n’y aurait qu’une trace infinitésimale de contact entre les deux, tel un point entre une droite et un cercle. Dans une note de bas de page, Jean-Jacques Rousseau dévoile qu’il a été un peu magicien. Sinon, les philosophes, Platon le premier, se trompent et les magiciens, par leur silence, ne les détrompent pas. Alain Poussard, philosophe de formation, joueur de luth et magicien par goût, a voulu comprendre cette incompréhension mutuelle. Comme toujours, la première tâche du philosophe consiste à définir le domaine sur lequel il va s’aventurer, à un moment où le mot «magie» va être à nouveau prononcé partout, avec Noël arrivant.

Comment définir la magie ?

La magie, c’est d’abord un spectacle, une parenthèse dans la réalité, et un jeu sans équivalent qui met en présence deux rôles absolument asymétriques : le public et le magicien. Au théâtre aussi, on a des acteurs et un public, mais dans la magie, le spectateur s’apprête à jouer activement un rôle très particulier : il consent par avance à être vaincu, en un abandon de principe, tout en exerçant une vigilance totale.

L’intelligence du spectateur est mobilisée, il n’est pas berné ?

Sûrement pas, même s’il sait qu’il devra rendre les armes, le spectateur mobilise son intelligence. Il veut, ou voudrait, déjouer l’illusion, la surprendre au détour d’un geste, alors même qu’il a déjà consenti à la défaite. Ce consentement est essentiel. Il permet que la «défaite» ne se transforme pas en humiliation. Quand «l’effet» survient, que la partie est perdue, l’abandon de principe s’actualise, on vit une sorte de spasme intellectuel, une déroute vécue comme «un vertige voluptueux», aurait dit Roger Caillois.

Il n’y a ni perversité ni tromperie ?

Il y aurait perversité si les dispositions de ce jeu étaient elles-mêmes perverties, mais alors on ne serait plus dans la magie. Thomas Mann, dans Mario et le magicien, met en scène un magicien qui pervertit le jeu : il rompt l'équilibre entre le «faire comme si» et le défi, au bénéfice du seul défi. On est alors dans l'humiliation et le malaise. En réalité, il décrie la montée du fascisme. On peut reprendre les différentes catégories que Roger Caillois élabore pour le jeu : l'agôn, le défi ou la rivalité, l'aléa, l'abandon au sort, et ici à la défaite, et la mimicry (ou mimétisme), le semblant ou le faire «comme si». Chez Thomas Mann, il n'y a pas de mimicry du côté du magicien, il n'y a que l'agôn selon le vocabulaire de Roger Caillois. Dans l'Emile, Jean-Jacques Rousseau imagine la situation symétrique : une séance de magie à laquelle Emile assiste avec son précepteur. Emile refuse l'abandon, l'aléa, et se place dans l'agôn, le défi, il interrompt le spectacle pour dire : «C'est ça le truc…» Son précepteur abonde dans son sens. Le magicien leur fera une leçon de morale le lendemain, en expliquant qu'il y a maldonne, qu'ils se sont trompés de jeu. Dans un spectacle, il arrive que l'un des spectateurs refuse cet abandon. C'est la combinaison de l'agôn et de l'aléa qui permet au spectateur d'accéder, au moment de l'effet, au «vertige voluptueux» que Caillois nomme l'ilinx.

Dans Noël, il y a de la magie ?

Il y a un abus du mot «magie» quand on dit «la magie de…». On parle de «la magie des soldes», de «la magie de Venise», de «la magie de Disney». C'est un peu de la sorcellerie, alors que les illusionnistes eux-mêmes ont mis du temps à se désigner avec un mot qui les démarque du sorcier et qui ne soit pas trop dégradant. Le mot «prestidigitateur» n'est apparu qu'au XIXe siècle. Mais quand on fait de la magie pour des enfants, c'est une difficulté parce que les petits ne peuvent pas jouer le jeu qui consiste à résister pour tenter de percer l'illusion. Ils sont de plain-pied dans le merveilleux. Du coup, il n'y a pas cette tension qui existe avec les adultes. Les choses les plus extraordinaires sont dès lors en quelque sorte normales.

Noël, ça n’est donc pas de la magie ?

La parenthèse est là, la consommation effrénée articulée à son exact inverse, la grâce de la générosité, est un tour de passe-passe. Mais il n’y a pas d’effet au sens où l’entendent les magiciens. Les enfants croient au Père Noël. Or il ne faut pas y croire pour qu’il y ait magie au sens des prestidigitateurs. Je détourne une formule que j’aime beaucoup, de Clément Rosset, qui ne parle pas de la magie, mais qui fonctionne pour la magie. Il n’y a magie que pour autant qu’on reste «de ce côté-ci du réel». Autrement dit on ne bascule pas dans un autre monde dans lequel les règles seraient autres. Il n’y a «saisissement» du spectateur que si ce saisissement s’accompagne de la certitude qu’on reste dans «la» réalité. Dès qu’on franchit la frontière du réel, on entre dans le «merveilleux», un monde où les carrosses deviennent citrouilles. Noël est merveilleux, pas magique.

La philosophie s’est peu intéressée à la magie, quand toutes les deux jouent avec la vérité ?

A vrai dire, je ne sais pas très bien pourquoi. Les deux disciplines sont très anciennes. On a des descriptions de tours de magie dans la Grèce antique ou à Rome, et on ne trouve pratiquement rien dans les textes philosophiques, si ce n’est des choses très décevantes qui relèvent de la banalité de comptoir. Le magicien, c’est le trompeur, l’usurpateur. Ça commence avec Platon qui assimile le sophiste au magicien, comme si c’était une insulte ! Le sophiste joue avec le discours, le magicien avec des objets et des gestes, faisant apparaître ce qui n’est pas et disparaître ce qui est. C’est sommaire.

Les philosophes vont s’intéresser au trompe-l’œil, mais pas aux gestes du magicien ?

Il y a une exception. Jean-Jacques Rousseau, l'ennemi des spectacles, évoque à quatre ou cinq reprises la magie sans la disqualifier. Dans l'Emile, nous l'avons vu. Il y a d'autres textes, comme celui où est raconté le tour de la corde hindoue : un enfant est découpé en morceaux et son corps est miraculeusement reconstitué. Cela pour dire la difficulté qu'il y a à constituer un collectif, un corps social. Pourquoi Rousseau est-il si indulgent ? Parce qu'il revendique la pratique de cette discipline. Dans la troisième des Lettres écrites de la Montagne, il évoque un magicien réalisant un tour dans une cave à Venise. Et, dans une note en bas de page il confesse avoir été le prestidigitateur en question. Donc il l'a pratiquée. Cela dit, il ne la théorise pas.

Kant évoque aussi la magie ?

Là, c’est un peu désolant. Il l’évoque à l’appui de l’idée selon laquelle quand il suffit de savoir pour pouvoir, il n’y a pas d’art. Dans la magie, explique-t-il à tort, il suffit de savoir, de connaître le truc pour pouvoir. Il pense comme beaucoup que la connaissance du secret suffit. Rien n’est plus faux.

Pourquoi cette «ignorance» ?

C’est sans doute qu’en magie, l’apparence dissimule l’intelligence souterraine qui la détermine. Quand je vois de grands magiciens comme Dai Vernon, Arturo de Ascanio ou Juan Tamariz travailler pour concevoir leurs enchaînements, c’est merveilleux d’intelligence. C’est une construction extraordinaire et en même temps d’une grande simplicité en apparence. Comme philosophe, c’est ça qui me fascine.

Comment alors peut-on penser la magie ?

Il faut bricoler et prélever des concepts disponibles dans d’autres champs. Roger Caillois, qui s’intéresse au jeu, nous aide. On peut aussi utiliser les catégories que Tzvetan Todorov appliquait à la littérature. Il distinguait l’étrange, le fantastique et le merveilleux. L’étrange, c’est quand le monde de la fiction est supposé homogène au nôtre. Il n’y a pas de principes explicatifs différents de ceux que nous connaissons. On pense à Gaston Leroux ou à Edgar Allan Poe.

A l'opposé, on a le merveilleux d'Alice, on est plongés dans un «autre» monde. Et entre les deux, il y a le fantastique qui joue sur l'entre-deux, on ne sait jamais de quel côté on est. C'est le Tour d'écrou de Henry James, dans lequel le lecteur hésite entre deux réalités, l'une naturelle, l'autre surnaturelle. La magie, ça n'est pas du merveilleux, je l'ai dit, et ça n'est pas non plus du fantastique. Ce serait donc de l'étrange, sauf que dans l'étrange, l'événement inexpliqué est initial et non terminal, et il est seulement rapporté et non vécu dans sa présence. On pourrait dire qu'en magie, le contenu de l'effet relèverait du merveilleux, mais que le régime de réalité dans lequel il survient s'apparente à l'étrange.

La magie passe-t-elle uniquement par les gestes ?

Je ne connais qu'un seul tour de magie narratif. C'est une nouvelle d'Alphonse Allais, un Drame bien parisien, analysée par Umberto Eco dans Lector in fabula. Quand vous lisez le texte, il y a une première lecture qui comble sans s'en aviser les «trous» du texte, Eco parle de la «machine paresseuse». Le lecteur apporte sa cohérence au texte. Mais la chute qui survient est aberrante, elle a été rendue incompréhensible par ce «lissage» effectué à son insu par le lecteur. C'est ce qui se passe en magie. La «lecture» des gestes opère ce lissage. Si on relit le texte, on voit que ce qu'on croyait avoir lu n'était pas dans le texte. Le lecteur est tombé dans le piège tendu par l'auteur. C'est de la magie pure, comme l'entendent les prestidigitateurs.

Coauteur de Magie, un défi à notre intelligence, sous la direction de Jacques Serrano (Descartes et Cie - Cent Mille Milliard, 20 €). A paraître en 2018.