«Entrée interdite à toute personne non autorisée», le message était clair. Affiché en grand sur la porte de la chambre de Yolande, c’était un avertissement qui n’était pas une invitation et qui laissait présager que la pensionnaire n’allait pas vous laisser faire n’importe quoi.
Envoyé par mon association pour faire des visites, j’hésitais à frapper. On m’avait bien dit, que la dame n’était pas facile et en avait usé plus d’un et plus d’une ! Certains d’entre eux avaient même quitté la chambre en pleurs. Mais bon, même si la mission ne semblait pas gagnée d’avance, je m’étais proposé pour remplacer le derniers bénévole qui avait rendu son tablier. Je savais que la première rencontre serait décisive !
Après avoir frappé et attendu l’injonction d’entrer, je poussai la porte :
-Bonjour, je viens de la part d'«Amis contre la Solitude»
- Ah bon, dit-elle d’un air sec
- Je suis Marc
- Vous tombez bien, il faut charger le téléphone. Le chargeur est dans la boîte.
Yolande était calée dans son fauteuil roulant, petite mais imposante, deux coussins calés derrière son dos, la poche d’urine accrochée à une des poignées du fauteuil , la mèche grisonnante, coupe à la «jeanne d’arc» et elle regardait par terre ... en direction d’une vieille boite contenant un téléphone portable.
- Il ne marche pas ! Regardez, il ne marche pas. Vous vous y connaissez ? (Il comprend rien ou quoi ? il va me le détraquer...)
L’entrée en matière était facile ; pas de longues présentations, pas de silences gênants... immédiatement nous étions dans le vif du sujet. Yolande avait la particularité d’être au centre d’un dispositif qui la tenait en alerte permanente sur tous les événements qui pouvaient mettre en péril sa survie dans sa caverne...et sa caverne, était la source potentielle de dangers que vous ne pouvez même pas imaginer.... Bécassine et ses 4 soeurs, la cadette penchait sans arrêt sur le côté au risque de tomber de l’étagère... les sacs plastiques qui n’étaient pas classés correctement dans la bonne boîte au bon endroit (ça doit être encore un de ces bénévoles qui a mis la pagaille !)... ces courriers qu’il fallait à tout prix finir mais dont les feuilles avaient tendance à disparaître sous les statues de la vierge.... les peluches sous cellophane qui risquaient d’être écrasées par le stock de journaux et des papiers confidentiels défense...
Sans parler des intrusions extérieures... Les autres pensionnaires qui divaguent dans les couloirs et se trompent de chambre, les aides soignantes suspicieuses qui risquent de déranger le désordre établi, les tentatives des femmes de ménage qui veulent jeter les tas de sacs plastiques minutieusement stockés en cas de besoin.
Oui, Yolande est une accumulatrice d’objets, de sacs, de peluches, de poupées, et sa mémoire est sans faille sur la place qu’elle a affectée à chacun de ses trésors.
Yolande a aussi le désir de se défouler, et quoi de mieux que ces petits blancs-becs ou ces gourdes souriantes pour pouvoir donner libre-cours à son petit défaut.
Ainsi, les visites chez Yolande sont rythmées par une succession d’épreuves : mettre le chargeur, prendre le sac dans lequel il y a une orange, chercher du papier à lettre dans la tonne de papiers rangés dans le carton bleu qui est sous le carton rouge dans le placard de gauche dans l’entrée... l’accomplissement de la tâche étant bien sûr agrémenté d’encouragements ou plutôt de remarques acides sur la vitesse, ou la maladresse du souffre-douleur.
Les épreuves sont aussi de difficultés croissantes, plus ou moins difficiles et humiliantes, jusqu’à obtenir le vidage de la poche d’urine qui pendouille au bras du fauteuil roulant...
«Yolande, NON, je ne peux pas le faire.»
Le refus de se soumettre à ces épreuves successives sont la seule façon de rétablir une estime à ses yeux et de pouvoir établir un autre rapport avec elle.
Je l’entends marmonner, mais je sais que j’ai gagné ! Je souris... et je vois son regard pétillant qui m’observe...
-«Aujourd’hui j’avais besoin de maltraiter quelqu’un !»
-«Et si on sortait ? Vous avez envie d’aller quelque part ? » Depuis des années, personne n’avait eu l’audace de lui faire une telle proposition et de s’embarquer en ville, avec le fauteuil roulant.
La réponse ne s’est pas faite attendre... la soulever pour remettre les coussins en place, enfiler un chandail, mettre les cale-pieds, prendre le porte-monnaie... en 5 minutes nous étions devant le sas, pour signifier à la gardienne de la maison de retraite que nous partions en ballade et qu’elle devait appuyer sur le bouton pour nous laisser LIBRE de sortir !
-«On va où ?»
Les trottoirs sont étroits, il y a du monde, il faut jouer avec le fauteuil sans risquer de la renverser... «Continue ! Tout droit ! »
Nous passons devant les vitrines des commerces qu’elle observe, mais elle a déjà un idée précise : «On va à Carrefour Contact !» Quelques centaines de mètres plus loin nous atteignons l’objet de tous ses désirs : le temple de la bouffe dont on est privé lorsqu’on est dans une maison de retraite.
«Regarde ! Cherche-moi les biscuits avec la boîte orange ! Non pas ça...»
J’attrape, je montre, je remets en rayon, je donne les prix... Les yeux de Yolande scannent toutes les étagères... hésitation, décision, contre-ordre... mais le plaisir est là.
On passe des biscuits au fromage... j’ai quelques doutes, mais elle n’a pas de réfrigérateur dans sa chambre ! Cela ne l’arrête pas ; son choix se porte sur une plaquette de roquefort et puis on passe au rayon frais... «Du hareng !!!!, regarde, j’adore ça... ça fait des années que je n’en ai pas mangé ... prend un paquet et met le dans le sac...». Elle roucoule.
Nous rentrons et sur le chemin nous faisons un stop en terrasse pour prendre un pot. Un jus de fruit ? Un coca ? Non un demi !!!! La note arrive, «4€ le demi ?» Elle assaisonne le serveur d’une remarque bien pesée : « c’est du vol, à ce prix là j’ai un pack de bière», je paye et nous filons à pleine roue vers... la prison !
«Tu sais quand on me demande où je suis, je dis : en prison, couloir 11, cellule 45...».
Je comprends sa révolte, son besoin de se défouler...
De retour dans la cellule, les affaires sont planquées, dans les différentes boîtes, sacs, étagères comme autant de trésors qu’il ne faut surtout pas montrer aux «kapos» en charge de la surveillance !
Je pars, je l’embrasse, elle me sourit avec une petite grimace.
«A bientôt»