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Blog «Africa4»

Louis Anno. Profession : interprète (Côte d'Ivoire c.1880-c.1900).

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Série "L'interprète" #1 Africa4 revient sur la figure de l'interprète, du traducteur. Cet oublié de l'histoire est en réalité à la pointe des contacts entre les sociétés et un acteur essentiel de l'histoire de l'Afrique et de l'océan Indien entre le XIXe siècle et le XXe siècle.
Portrait de Louis Anno par Charles Monnier, Côte d'Ivoire janvier 1892 (Archives nationales d'outre-mer)
publié le 27 décembre 2017 à 8h54
(mis à jour le 28 décembre 2017 à 11h42)

François-Joseph Clozel a été gouverneur de Côte d'Ivoire de 1896 à 1906. De cette expérience, il publie ses Mémoires sous le titre Dix ans à la Côte d'Ivoire (A. Challamel, Paris, 1906). A la faveur de sa mission dans l'Indénié, à la frontière avec la Gold Coast britannique, pour rallier la région de l'Assikasso dirigée par Yafoun, il est présenté avec sa suite lorsqu'il se rend à la palabre : son interprète Louis Anno, son boy qui porte une canne de commandement (une canne de tambour-major), deux autres boys et deux tirailleurs sénégalais sans arme. Le véritable acteur-clé de la palabre avec Yafoun n'est pas tant Clozel (diplômé d'arabe des Langues O mais ignorant les langues Akan) que son interprète, Louis Anno. Clozel le reconnaît sans aucune retenue dans Dix ans à la Côte d'Ivoire : « Je ne parle pas seulement de l'éloquence qu'il (Louis Anno) dut déployer pour traduire mes discours en séance publique ; mais la nuit tombée, et protégés par ses ombres propices, en bons conspirateurs, combien de courses avons-nous faites tous les deux seuls, tantôt pour aller voir un chef opposant et le convaincre discrètement, tantôt pour aller réchauffer le zèle de quelqu'un de nos partisans ».

Qui est Louis Anno ? Des Mémoires de Clozel, on apprend qu'il s'agit d'un neveu d'un chef important de la lagune d'Assinie, le premier royaume à avoir contracté avec les Français dès 1843. Fidèle à son alliance avec les Français, Louis Anno sert d'intermédiaire linguistique mais aussi politique : par ses origines, il connaît tous les chefs de la région et jouit auprès d'eux d'un certain crédit, sinon d'une certaine autorité par ses ascendances. Louis Anno a d'autant plus de poids auprès de Clozel qu'il a précédemment été l'interprète de Treich-Laplène puis de Binger en Côte d'Ivoire. Son travail d'interprète auprès des Français a donc commencé dans la décennie 1880 pour se poursuivre jusqu'à l'aube du XXe siècle. Par-delà les apparences de l'histoire institutionnelle de la colonisation, Louis Anno connaît bien mieux que Clozel les activités de Treich-Laplène et de Binger, et leurs négociations avec les différentes autorités qui composent la Côte d'Ivoire. Car Louis Anno a été l'interprète de la mission de délimitations des frontières conduites par Binger de janvier à septembre 1892.

Photographie d’une palabre lors de la mission Binger par Charles Monnier, 1892 (Archives nationales d’outre-mer).

De l'époque de Binger, un autre témoignage existe sur Louis Anno : celui de Marcel Monnier, photographe et ami de Binger qui a écrit ses Mémoires africaines sous le titre Mission Binger. La France noire. Côte d'Ivoire et Soudan (Paris, Plon, 1894). Il a rencontré Louis Anno dans le cadre de cette mission de délimitations des frontières de 1892. Il le décrit comme « un garçon dévoué, affectant des allures européennes et que sa faconde rendra précieux dans les palabres. » Avec une évidente condescendance, Monnier commente le langage de Louis Anno ponctué de « réminiscences scolaires et de précautions oratoires ». Au-delà de l'opinion personnelle de Monnier, il est permis de s'interroger sur les conditions d'apprentissage du français par Louis Anno. On sait, du témoignage de Clozel, que Louis Anno parle bien français mais l'écrit peu.

Le rapport à l’écrit ne se réduit toutefois pas au rapport à l’écriture : c’est également une place sociale, la reconnaissance d’une autorité à l’heure de la signature d’un traité. C’est ainsi qu’au bas du traité signé par Binger avec le chef du Diammala (Centre Ouest) en 1892 est apposée la signature de Louis Anno, parmi les paraphes des témoins. Elle avoisine celle de Marcel Monnier. C’est en effet à Louis Anno que revient le succès de ce traité dont il a mené les négociations en Agni : par cette signature, il se voit reconnaître par Binger son rôle politique dans cette opération.

Malgré les rares fragments de la vie de Louis Anno qui ont pu être recueillis, sa trajectoire d’interprète partiellement recomposée entre les années 1880 et 1900 permet de mettre au jour l’importance des intermédiaires coloniaux de la parole que furent ces interprètes. Leur rôle, encore trop méconnu, a été autant technique et linguistique que politique : ils occupent une place primordiale dans les palabres et dans les négociations. De ses nombreuses missions dans le Pacifique, en Amérique ou en Afrique, Monnier a ramené de nombreuses photographies. En fouillant avec patience la base «Ulysse» des Archives nationales d’outre-mer (ANOM) qui ont numérisé les archives photographiques de la mission Binger de 1892... on retrouve, avec émotion, le portrait photographique de Louis Anno en jeune homme, posant de profil, au tout début de la mission en janvier 1892. L’histoire de ces intermédiaires est donc possible : elle est même réalisable, avec patience, à hauteur d’homme.

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Pour aller plus loin

Cécile Van den Avenne, De la bouche même des indigènes. Echanges linguistiques en Afrique coloniale, Paris, Vendémiaire, 2017.

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