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Chronique «Historiques»

Fortunes de la joyeuse révolution sexuelle

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Alors que la critique d’art Catherine Millet moque «la marée soi-disant libératrice de la parole féminine» d’après l’affaire Weinstein, il est urgent de s’interroger sur la domination masculine dont la révolution sexuelle n’a pas bougé la moindre ligne depuis 68.
publié le 3 janvier 2018 à 17h36

Comme chaque année, 2018 promet son lot de commémorations plus ou moins bruyantes. Outre l’armistice, les morts de Debussy et d’Apollinaire (1918), nous ne couperons pas au double hommage à Chateaubriand (1768-1848), au bicentenaire de Marx (né en 1818), à quelque rétrospective Jean Marais, Edwige Feuillère ou Frank Sinatra (morts en 1998) et, qui sait ? en direct de l’Elysée, aux 90 ans de Line Renaud née, oui, en 1928.

Bien que virant à la manie, l’obsession mémorielle peut néanmoins donner lieu à une relecture féconde des événements du passé. On l’a vu en 1989, avec la littérature très abondante et le renouveau historiographique sur la Révolution française. Et voilà l’aubaine pour 2018 : le cinquantenaire de Mai 68.

L’année 2017 s’est refermée sur «féminisme», décrété mot de l’année par le dictionnaire Merriam-Webster. Aux Etats-Unis, les recherches en ligne sur le féminisme ont cru de 70 %, avec un pic en janvier, à la suite de la Marche des femmes, la veille de l’investiture de Trump, vainqueur dans une élection dont le vote populaire avait été remporté par une femme. Côté divertissement, la Servante écarlate et Wonder Woman ont fait des étincelles au box-office. Et puis, en octobre, ce fut l’affaire Weinstein, onde de choc mondiale.

Gageons qu'en France, les célébrations autour de Mai 68 s'intéresseront à cette question qui conjuguerait l'histoire du mouvement et la brûlante actualité : qu'est devenue la révolution sexuelle ? Qui eût cru que d'ex-membres du Front homosexuel d'action révolutionnaire (FHAR) militeraient un jour pour la reconnaissance du mariage pour tous ? Qui eût cru que des fondatrices du Mouvement de libération des femmes (MLF) se battraient pour que des jeunes filles puissent porter le voile ? Ces mouvements ne sont paradoxaux qu'en apparence. Qu'on le veuille ou non, la liberté s'incarne différemment selon les époques : lutter contre l'institution du mariage sous de Gaulle, c'était lutter contre l'oppression des femmes et l'aliénation sociale. Lutter pour le mariage gay et la liberté de porter le voile au XXIe siècle, c'est lutter pour accorder à tout le monde les mêmes droits citoyens, sans distinction d'orientation sexuelle ou de religion.

De même qu’il est impossible de vanter la pédophilie (défendue en 68 au nom du droit de l’enfant à avoir une sexualité), de même on aurait pu s’attendre à ce que l’affaire Weinstein provoque un vrai débat sur la culture du viol et les mécanismes de la domination masculine. Il appert, au contraire, qu’en France, certain·e·s qui se réclament encore des idéaux libertaires de 68 et même du féminisme, refusent de s’interroger sur un système d’oppression qui, depuis la nuit des temps, lie le vieux couple du pouvoir et du sexe.

Catherine Millet avait 20 ans en 1968, 24 lorsqu'elle fonda Art Press dont elle est toujours directrice de la rédaction, et 53 lorsqu'elle publia la Vie sexuelle de Catherine M. (Seuil, 2001), récit de ses expériences avec d'innombrables partenaires, amis ou inconnus, anonymes ou non. Sexualité libre et collective, partouzes et échangisme, Catherine Millet est la première femme à avoir décrit par le menu une vie de libertinage assidu. On hésite à écrire : et joyeux. Le côté mécanique et répétitif de fornications en chaîne donne à son récit une forme presque liturgique. C'est un livre, au fond, religieux, sur l'espace et le nombre, le rituel et la répétition - l'auteure reconnaît d'ailleurs volontiers son «côté bonne sœur».

Aujourd'hui, Catherine Millet, forte du succès de son livre (47 traductions, 2,5 millions de lecteurs), fait partie de celles, justement, qui se disent «ambivalentes» quant à l'affaire Weinstein et font la moue devant #Balancetonporc. En novembre, au micro de l'Heure bleue sur France Inter, elle poussait même jusqu'à plaindre les «femmes très laides» ou «âgées», qui soupirent devant leur téléviseur en regardant de jeunes actrices se plaindre d'avoir été harcelées et «qui doivent souffrir de n'avoir pas connu ça». Quelques semaines plus tard, elle déclarait à Radio Canada : «Si on est à l'aise avec son propre corps, on est contente que des hommes lui rendent hommage par des gestes qui sont parfois déplacés», avertissant que les «dénonciations castrent les hommes». Le dernier éditorial d'Art Press (n°451) enfonce le clou en moquant «la marée soi-disant libératrice de la parole féminine» qui se confondrait avec «l'hallali», en pointant même une «vague d'épuration» où l'on reconnaît «l'hydre du puritanisme».

Drôle d'héritage de la révolution sexuelle, pour qui confond sciemment harcèlement et séduction, rapports de pouvoir et plaisirs partagés, et accuse les mouvements féministes «qui jadis auraient été ceux qui luttaient pour plus de liberté» de vouloir incarner désormais l'Empire du Bien (Philippe Murray)… L'injonction à la subversion et au libertinage s'est toujours bien portée dans l'intelligentsia bourgeoise française. Mais où est la liberté lorsqu'une femme est soumise à un système de chantages et d'appropriation des corps - et je ne parle pas seulement des actrices, mais des ouvrières et employées, des infirmières et des serveuses, des femmes de ménage et des vendeuses, qui ont moins l'occasion de donner de la voix, et dont l'emploi dépend parfois du bon vouloir libidinal de leur patron ?

S’il faut se garder de juger trop vite et de faire des amalgames entre violeurs et dragueurs lourds, il est urgent de s’interroger sur un système dont on conçoit maintenant l’ampleur et dont la joyeuse révolution sexuelle, depuis cinquante ans, n’a pas bougé la moindre ligne. Ce qui pose la passionnante question : comment se déclarer idéologiquement contre le patriarcat et défendre simultanément la domination masculine, dont la déconstruction semble déclencher comme un suspect mouvement de panique ?

Cette chronique est assurée en alternance par Serge Gruzinski, Sophie Wahnich, Johann Chapoutot et Laure Murat.