Best-seller de 2017, la Vie secrète des arbres (Peter Wohlleben, ed.Les Arènes) a changé le regard des lecteurs sur la forêt. Au-delà de ce succès éditorial, une nouvelle réflexion émerge : philosophes, biologistes, historiens et militants redéfinissent le rapport entre l'homme et le végétal. En six entretiens ou rencontres, accompagnés de diaporamas présentant le travail de différents photographes, Libération défriche ces nouveaux sentiers de réflexion.
Emanuele Coccia : «Les plantes sont des sujets politiques»
Maître de conférences à l'EHESS, Emanuele Coccia est l'auteur de la Vie des plantes, un essai passionnant récompensé cette année par le prix des Rencontres philosophiques de Monaco:
«C’est en fait l’écologie qui a suggéré, de façon inconsciente, que les plantes sont les premiers sujets de notre monde, car ce sont elles qui l’ont produit. Les végétaux ont en effet contribué de façon massive à l’oxygénation de l’atmosphère et donc à la possibilité de la vie animale sur Terre. Ils ont su exploiter sur une vaste échelle la capacité à transformer l’énergie solaire en masse vivante, ce qui était auparavant l’apanage des cyanobactéries. Ce n’est que grâce à cela que la vie a cessé d’être un fait marginal sur Terre pour devenir la force planétaire la plus importante, celle qui façonne entièrement le visage du Globe.
«L'anthropocène [l'ère géologique actuelle, marquée par l'impact généralisé des hommes sur les écosystèmes, ndlr], au fond, n'est que la dernière conséquence de la biotisation extrême d'une planète qui n'était pas forcément censée abriter des vivants. Dans ce sens, non seulement les plantes sont des sujets, mais on devrait leur reconnaître le statut de sujets politiques comme Bruno Latour ou Christopher Stone l'ont suggéré. La nature est elle-même un ensemble politique : comme les hommes, les êtres naturels entretiennent entre eux un rapport fait de négociations, de guerres et de contrats.»
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Voir le diaporama Nocturnes couleurs, par Michel Séméniako (Signatures)
Alain Cabantous : «Au fur et à mesure que le sapin de Noël se globalise, il se laïcise»
De toutes les symboliques liées à l'arbre, de l'arbre de vie à l'arbre généalogique en passant par l'arbre de la connaissance, l'arbre de Noël est l'une des plus populaires. Aujourd'hui, elle est même devenue globale. Dans Noël. Une si longue histoire… (éd. Payot et Rivages), les historiens Alain Cabantous et François Walter reconstituent les étapes de cette construction sociale et culturelle qu'est la fête de Noël, complexe et pleine de ramifications. Il en va de même du «sapin de Noël» que nous décrit Alain Cabantous:
«L'arbre de Noël n'a pas toujours été un sapin. Dans certaines régions, on prenait des lauriers, du houx ou des oliviers. Au Moyen Age, après la messe de minuit, on jouait des mystères pendant lesquels on représentait le paradis terrestre. Un arbre (ou des branches) y symbolisait l'arbre de la connaissance et on le décorait avec des pommes, encore une invention qui s'est installée progressivement. Il n'est écrit nulle part que l'arbre de la connaissance portait des pommes : la seule chose écrite, c'est qu'une fois qu'Adam et Eve avaient goûté le fruit de la connaissance, ils virent qu'ils étaient nus. On remarque qu'il existe un vrai lien entre la fête de Noël familiale et les branchages. Cela pouvait être du gui ou du houx, qui étaient réputés apporter une protection sur le foyer. On les accrochait aussi parfois aux fenêtres le reste de l'année pour empêcher les sorcières d'entrer. Leurs cheveux se seraient pris dans les feuilles découpées et piquantes du houx. Ces feuilles toujours vertes rassuraient sur le retour prochain de la lumière et symbolisaient la vie. Au XVIIe siècle, cela pouvait aussi se limiter à quelques branches posées sur une table.
«Enfin, au XIXe siècle, les arbres de Noël se généralisent, même s'ils sont encore souvent suspendus au plafond, surtout dans les intérieurs trop petits. Au début, ils sont décorés avec des bougies, des coques de noix, des sucres d'orge et des pommes rouges ou dorées, comme les fruits du jardin des Hespérides. Ensuite, les artisans verriers imaginent des boules en verre soufflé. Si le "bricolage" du sapin, c'est-à-dire sa décoration, fut d'abord une occupation domestique de l'Avent, au milieu du XIXe siècle une véritable industrie des décorations de Noël se développe, avec des figurines en bois, des boules en étain, des fils dorés… Puis viendra l'éclairage électrique, dès 1812 aux Etats-Unis.»
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Francis Hallé, le chercheur perché
«Francis Hallé, Botaniste». Sa carte de visite dit l’homme. Pas de présidence, pas d’appartenance à une société savante, pas de récompense, pas de titre honorifique, juste «botaniste». Il faut préciser que notre homme a une femme, quatre enfants et cinq petits-enfants pour établir son appartenance au monde des humains. Sinon, à 79 ans, Francis Hallé appartient au monde végétal.
Quand on le rencontre à la mi-décembre chez lui, à Montpellier, il revient de la forêt de Mondah, au Gabon. «Il manque trois ou quatre cents ans pour qu'elle redevienne une forêt primaire. Elle a fait la moitié du chemin. Il y a un mince espoir. Je ne dis pas que les hommes s'en préoccupent. Je dis que, dans ce coin de forêt équatoriale, des gens s'en préoccupent.» Voilà une trace d'espoir que l'on peut découvrir dans le discours de ce botaniste, spécialiste mondialement respecté des forêts tropicales. Lire notre portrait.
Jean-Baptiste Vidalou : «La forêt a toujours été un refuge»
Il y a Notre-Dame-des-Landes, en lutte contre l'aéroport ; Bure, opposé au centre d'enfouissement des déchets nucléaires ; les Cévennes, où l'on refuse l'exploitation du bois par l'électricien allemand E.ON. Les lieux et les motifs de la lutte sont nombreux. Pourtant, à chaque fois, il y a une forêt. Petite ou grande, bien portante ou déjà mal en point, toujours menacée de destruction, elle sert de refuge et de symbole pour les militants. Jean-Baptiste Vidalou est l'un d'eux. Sous ce pseudonyme, hommage à un héros de la guerre des Demoiselles menée en Ariège au XIXe siècle, il propose avec Etre forêts (ed. La Découverte) un témoignage personnel de sa vie dans les bois – il y a passé sept ans – et une analyse engagée de la façon dont les forêts constituent des territoires de lutte:
«La forêt non industrielle est la plus accueillante ! Prenez les forêts de châtaigniers des Cévennes. Pour les habitants, c'était un verger, un lieu de pâturage, et donc un lieu de rencontres quotidiennes au fil de sentiers non cartographiés mais connus de tous. Si quelqu'un vient d'ailleurs, il peut être accueilli. J'ai moi-même été initié aux histoires des camisards au fil de rencontres avec des gens du pays sur les sentiers. L'un d'eux m'a raconté l'histoire des huguenots, avec l'idée que la forêt des Cévennes a toujours été un lieu de refuge, pour les protestants, les juifs, les maquisards. Inversement, les gens fuient les plantations industrielles : monotones, sans champignons, gibier, ni oiseaux, elles empêchent les usages quotidiens.» Lire l'intégralité de l'interview.
A voir le diaporama, «100 Hectares of Understanding» par Jaakko Kahilaniemi
Valérie Cabanes : «Rien ne nous empêche de représenter les arbres devant les juges»
Permettre à l'arbre de saisir le juge ? C'est déjà (presque) une réalité. Et à travers ce symbole feuillu, c'est toute la question des droits de la nature qui se pose. Valérie Cabanes est juriste en droit international. Elle a publié Homo natura. En harmonie avec le vivant (ed. Buchet Chastel, 2017) et milite pour la reconnaissance du crime d'écocide avec l'association internationale End Ecocide on Earth. Elle explique pourquoi droits des végétaux et de l'homme vont si bien ensemble :
«Les droits humains et naturels ne s’opposent pas, au contraire. De manière pragmatique, et un peu égoïste, les hommes ont tout intérêt à donner des droits à la nature, car en la préservant, ils se préservent aussi. Mais on peut prendre un peu de hauteur et opter pour une approche holistique : l’écosystème Terre est une somme qui devient supérieure à la somme des parties. Quand on ne perturbe pas les systèmes écologiques, qui sont en lien les uns avec les autres, on obtient un fonctionnement optimal et résilient. C’est ce courant holistique, auquel je souscris, qui prône la reconnaissance universelle des droits de la Terre-Mère. Christopher Stone a posé la première pierre : l’idée qu’on puisse représenter et défendre en justice les intérêts de la nature.
«Désormais s'impose doucement l'idée que les droits de la nature doivent être des droits supérieurs à ceux des arbres, des animaux ou des humains en tant que parties de ce tout. Face à l'urgence écologique et climatique, cela devient même une nécessité. Se placer sur un plan moral pour accorder des droits – il ne faut pas faire mal aux arbres –, c'est risquer de se retrouver coincé dans une bataille d'intérêts, entre les hommes, les animaux et les végétaux. La vision holistique, au contraire, permet de ne pas monter les uns contre les autres. Il ne s'agit plus de donner des droits à un arbre ou à une plante, mais d'adopter une vision écosystémique en donnant des droits à la nature, pour préserver les cycles écologiques de la terre. Pour aller jusqu'au pénal, il faut démontrer une atteinte à un écosystème vital. Pour résumer : on peut abattre un arbre mais on n'abat pas une forêt primaire.»
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Voir le diaporama Carnets d'un arpenteur, par Eric Bourret
Henriette Walter et Pierre Avenas : «Dans la mythologie, les arbres étaient des nymphes métamorphosées»
Il ne faudrait pas que le succès éditorial de la Vie secrète des arbres de Peter Wohlleben, digne d'un Harry Potter, cache la forêt des autres livres. La Majestueuse Histoire du nom des arbres (Robert Laffont, 2017) est un ouvrage à la fois savant et distrayant, œuvre conjuguée d'une linguiste renommée, Henriette Walter, et d'un passionné de sciences naturelles et d'étymologie, Pierre Avenas. Ce n'est pas la première fois qu'ils travaillent ensemble : ils ont écrit sur le nom des poissons et autres noms d'oiseaux. On apprend beaucoup et souvent de façon ludique, avec des devinettes. Saviez-vous que beaucoup de nos noms de famille viennent d'un nom d'arbre ? Qu'en latin ou en grec, les noms d'arbres sont presque tous féminins, et que seuls les Français les ont entièrement masculinisés ?
Pourquoi le nom des arbres est-il toujours masculin en français ?
Henriette Walter : Même les noms d'arbres se terminant en «a», donc féminins en latin, sont devenus masculins en français. Par exemple on dit «un» magnolia ! Les Anciens considéraient les arbres comme des créatures nourricières. Donc ils les féminisaient comme des êtres maternels, portant des fruits. Les Français y ont peut-être vu davantage les pourvoyeurs de bois solide et résistant. Aucune des deux visions n'est fausse, elles se complètent.
Pierre Avenas : Autre aspect féminisant, dans la mythologie, les arbres étaient souvent d'anciennes nymphes métamorphosées pour échapper au harcèlement des dieux. En latin, c'est grâce à ce féminin que l'on sait si l'on parle du peuple ou du peuplier, les deux s'écrivent populus mais au masculin, c'est le peuple, et au féminin, c'est le peuplier. Le changement de genre est intervenu dès le bas latin. Fagus (le «hêtre») est féminin en latin et devient masculin en bas latin. Cette transformation, qui s'est prolongée en français, nous a frappés car d'autres langues latines, comme l'italien ou l'espagnol, ont conservé des noms d'arbres féminins, tout comme l'allemand.
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Voir le diaporama Ses majestés des arbres de Beth Moon