Elle est difficile, la première chronique de l'année ! On ne sait pas sur quel pied danser, ni même s'il y a de quoi danser. Faut-il faire un dernier signe au passé, saluer 2017 au bilan pas très net, ou bien se tourner résolument vers 2018 - résolument, c'est-à-dire avec résolution(s), en oubliant toutes celles qu'on n'a pas tenues l'année d'avant, en s'interdisant les rimes spontanées de l'an 18 avec «fuite» ou «les carottes sont cuites» ? Entre hier et demain, on vacille au bord de minuit : que va-t-on conjuguer au présent, au futur ? Quels vertiges sur ce grand huit? La mélancolie guette toujours un peu la Saint-Sylvestre : même jeune et gai, l'année, on la sent passer. Le 1er de l'an, c'est l'anniversaire du Temps. Cette fois, il a été bien arrosé, de toutes les manières possibles. Le temps qui passe et le temps qu'il fait se sont réunis pour nous rappeler que va, tout s'en va - les toits des maisons, la vie, les feuilles d'arbres et les promesses : du vent ! Enfin, c'est la période défaite, on a l'habitude.
A propos de temps, il paraît que bientôt le passé simple ne sera plus enseigné à l’école. C’est peut-être une fausse nouvelle, je l’espère, mais selon certains sites, ce serait une décision du Conseil supérieur des programmes, applicable dès la prochaine rentrée. On ne garderait dans les manuels scolaires que les formes de la troisième personne - pas moi ni vous, donc, mais l’autre, les autres, vous savez, ceux qui furent heureux et eurent beaucoup d’enfants. Pour nous qui eûmes des naufrages, nous qui partîmes cinq cents et nous vîmes trois mille en arrivant au port, vous qui mourûtes aux bords où vous fûtes laissée, plus d’histoire à raconter, c’est du passé, n’en parlons plus.
Pour être honnête, moi-même, en tant que romancière, je n’aime pas beaucoup le passé simple. Comme il ne s’emploie pas à l’oral, il a tout de suite de grands airs, il se donne un genre littéraire, faussement aristocratique. Mais malgré tout, je suis attachée à ce temps - un attachement très conjugal. Si on ne l’apprend plus à l’école, comment pourra-t-on encore lire Diderot, Flaubert, Proust et les autres ? Sans le passé simple, comment évoquera-t-on le souvenir compliqué qu’est parfois l’amour : «Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue / Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue» ? Bien sûr, on pourra toujours se rabattre sur le Club des Cinq : l’an dernier, dans tous les romans d’Enid Blyton, le passé simple a été remplacé par le présent - c’est ce que l’éditeur appelle «moderniser». C’est qu’en 2018, on ne veut pas d’une langue chargée. On allège les programmes et les mémoires. Cette tendance lourde, déjà largement amorcée avec le subjonctif imparfait, ne va bientôt plus nous laisser que le mode impératif. Celui-là, on en a besoin, il ramène à l’essentiel : «Balance ton porc», plutôt que «Sois belle et tais-toi».
Je me demande tout de même ce que cache un tel désir de supprimer le passé simple. Est-ce l'agonie du PS qui agit en retour du refoulé ? On nous dit que ce temps simple est trop complexe, que d'ailleurs on s'est déjà débarrassé de l'accent circonflexe. Soit. Mais se passer du passé simple, c'est amoindrir la langue, appauvrir le récit, liquider les nuances de l'histoire. Ce temps a une valeur propre, aucun autre n'a la même, il est irremplaçable. Sa conjugaison a toujours posé problème, au Moyen Age déjà, les comptines s'en faisaient l'écho, qui chantonnaient : «La poule l'avalit, je la pris et l'étranglis.» De même au XVIIe siècle, Vaugelas se plaignait de son évincement au profit du passé composé. Pourtant, aucun pouvoir officiel ne l'a jamais remis en cause. Et puis son potentiel comique égale presque celui du subjonctif auprès des élèves : nous nous plûmes, vous m'épatâtes, je ne sais comment vous pûtes, encore eût-il fallu que vous le sussiez.
Sans le passé simple, no future. Qu'est-ce qui va rester, à la fin ? Quelle novlangue ? Allons-nous devoir tout traduire au seul présent de l'indicatif, nous exprimer comme un tweet de Trump ? L'écrivaine turque Esli Erdogan expliquait récemment que malgré les menaces qui y pèsent sur elle, elle voulait rentrer dans son pays pour garder sa langue, écrire dans sa langue. N'est-ce pas un modèle de résolution : en 2018, préservons les lois de la grammaire, afin de jouer de la langue et d'en jouir. Priver les enfants d'un temps les prive d'un savoir sur le Temps. Veut-on les river dans le seul présent, comme l'animal au piquet de l'instant ? En simplifiant la langue, ce sont eux qu'on abandonne.
Cette chronique est assurée en alternance par Thomas Clerc, Camille Laurens, Sylvain Prudhomme et Tania de Montaigne.