J’ai appris la mort de Paul Otchakovsky-Laurens alors que j’allais rendre visite à ma grand-mère, âgée de 94 ans. Je venais de me garer en bas de chez elle, à Sanary-sur-Mer. J’étais un peu en avance. Je suis sorti me promener au bord de la mer. Le vent était fort, la lumière blanche, les vagues violentes, c’était beau. J’ai pensé qu’en trente-huit ans, j’avais trop peu regardé la mer en contrebas de chez ma grand-mère.
Et puis comme j’étais toujours en avance, j’ai regardé les nouvelles. J’ai vu s’afficher sur l’écran de mon téléphone ces mots : l’éditeur Paul Otchakosky-Laurens est mort. J’ai senti la tristesse m’envahir. J’ai lu le lieu de l’accident. Lu que sa compagne Emmelene Landon était blessée mais vivante. Je les ai imaginés tous deux, frappés d’un coup, en plein élan, là-bas, de l’autre côté de l’Atlantique, parmi ces paysages.
Je ne connaissais pas Paul Otchakovsky-Laurens. Je l’apercevais à des lectures, dans des festivals. Je le saluais, je lui serrais la main. Je ne lui ai jamais parlé. J’étais simplement un admirateur des éditions P.O.L. Un amoureux de la couverture bleue et blanche. J’ai la même histoire que mille auteurs qui aiment les livres, qui chérissent la littérature. Comme presque tous j’ai d’abord envoyé mes manuscrits à P.O.L. Comme presque tous, j’ai rêvé au début d’être publié là, j’ai retenu mon souffle en allant déposer mes premiers manuscrits au secrétariat du 33, rue Saint-André-des-Arts, toujours en main propre, comme si cela devait me porter chance. Comme pour beaucoup d’auteurs, cela a failli se faire - c’est du moins ce que je me raconte, sur la foi d’une ou deux lettres reçues de sa main, d’un manuscrit sur lequel, jadis, il hésita. Et puis j’ai trouvé ma voie, et un éditeur idéal : Thomas Simonnet, de L’Arbalète. Je n’ai plus rêvé de P.O.L. J’ai continué à lire les auteurs du catalogue bleu et blanc. Je suis devenu ami avec certains. J’ai continué de penser, très souvent : quelle maison.
Il y a dans la mort d’un éditeur qu’on aime quelque chose de plus douloureux encore que dans la mort d’un auteur. L’auteur, à l’instant où il meurt, a depuis longtemps donné le meilleur de lui-même. Il s’est déposé dans ses livres. Ce qu’on chérissait de lui est là, entre nos mains. On l’aime parfois pour un livre qu’il a fait il y a vingt ans. Qu’il continue à vivre, au fond, on s’en fout un peu. Je me rappelle la mort de Claude Simon, sur les textes de qui je travaillais. Claude Simon que j’adorais, à qui je songeais à consacrer une thèse. Je me rappelle le coup de fil d’un ami qui me disait : tu as vu, il est mort. J’étais triste, mais pas comme ce 4 janvier. C’était comme si Claude Simon était de toute façon depuis des années ailleurs. Détaché livre après livre de son enveloppe corporelle, en une lente assomption.
Un éditeur, ce n’est pas pareil : on a besoin de lui. C’est au présent qu’il compte. Il travaille pour l’histoire, certes ; mais c’est ici et maintenant qu’on le réclame. C’est pour la bataille qu’il mène qu’on l’admire. Pour le recommencement, chaque jour, du même combat infatigable. Pour la reconduite, semaine après semaine, de la même exigence, de la même acuité, de la même fidélité à une certaine idée de la littérature.
Je me rappelle ce que disait Jankélévitch sur le courage : qu’être courageux ne peut jamais être tenu pour acquis. Qu’il ne suffit pas d’avoir été courageux un jour : il faut continuer à l’être à chaque instant. Et combien c’est difficile. Il en va de même du métier d’éditeur. Que Paul Otchakovsky-Laurens ait autrefois édité Duras et Perec, cela m’impressionnait. Mais ce qui me fascinait, c’était qu’il continue à chercher. Je le regardais persévérer dans sa qualité d’éditeur. Rester fidèle aux auteurs qu’il avait décidé de défendre. Toujours recommencer à en faire découvrir de nouveaux, qu’auraient publiés peu d’autres maisons.
Parfois on est presque content qu'un auteur meure. Avant un livre moins bon. Avant d'avoir eu le temps de se répéter. Un bon éditeur c'est le contraire. Le cri qu'on voudrait pousser, c'est : pas déjà. Pas si tôt. On cite souvent la phrase d'Amadou Hampâté Bâ : «Un vieillard qui meurt, c'est une bibliothèque qui brûle.» En apprenant la mort de Paul Otchakovsky-Laurens, j'ai pensé à une autre sorte de livres perdus : tous ceux qu'il aurait trouvés, et que personne peut-être n'apercevra. Tous ceux d'auteurs rares qu'il aurait eu le courage de défendre. Tout un pan de bibliothèque que seul, peut-être, il aurait encore publié.
Cette chronique est assurée en alternance par Thomas Clerc, Camille Laurens, Sylvain Prudhomme et Tania de Montaigne.