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Libération
Chronique «Historiques»

Se former, se conformer, désirer

L’égalité ne repose pas sur l’homogénéisation des corps, mais sur la distribution des conditions d’accès à ce qui permettra d’épanouir les talents.
(Photo François Guillot. AFP)
publié le 17 janvier 2018 à 20h56

Dans un monde où l’égalité ne peut se penser que comme égalisation normative des compétences physiques, le fantasme est celui d’une homogénéisation des individus, loin de toute singularisation des corps, des trajets éducatifs et des désirs.

La connaissance de l’usage optimum de la mémoire ou d’autres circuits neuronaux mobilisés pour le calcul, la musique, le langage, a permis de comprendre comment la matérialité du cerveau est alors mobilisée. Les pianistes savent à quel point il leur est indispensable de former leurs circuits neuronaux pour être justement libres de devenir des interprètes capables de transformer le geste neuronal en geste singulier sur lequel seront imprimées des émotions et une réflexion singulières. Si nous avons besoin de l’évidence neuronale modelée par la pratique, nous avons besoin d’autre chose qui lui échappe pour être inventifs et libres.

Or, le processus de Bologne en définissant l’apprentissage en termes de compétences et de comportements à acquérir sans tous les spécifier reste dans le flou. Faut-il modeler les circuits neuronaux à l’adaptation sociale ou acquérir de l’esprit critique ? Le législateur est finalement libre de choisir.

Il y a longtemps donc que nous savons qu'il existe une tension entre un sujet neurocognitif et un sujet libre capable d'articuler des options de savoir, de vie et de valeur en fonction de ce qu'au XVIIIe siècle on a nommé des «talents». Des talents qui produisent des singularités et donc des distinctions comme en témoigne l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen : «Tous les citoyens, étant égaux [aux yeux de la loi], sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents.»

Ces talents doivent-ils aujourd’hui être confondus avec des capacités et relever d’une norme physique analogue à celle de l’orthodontie, voire un fantasme d’humanité augmentée et performante grâce à l’entraînement intensif des circuits neuronaux ? Faut-il que tous soient pianistes, ou matheux ou poètes sans penchants spécifiques ?

Si dans la Déclaration des droits, les constituants ont spécifié et les capacités et les talents, c’est qu’ils savaient déjà que le talent ne peut être rapporté aux seules compétences physiques. Le talent n’est d’ailleurs pas à proprement parlé une compétence inscrite dans le corps. Il est la manière dont l’expérience d’un corps singulier, articulé à un monde vécu, c’est-à-dire une histoire, produit un rapport sensible au monde et façonne ou non un désir puissant d’investissement symbolique. Cela demande des efforts et produit du plaisir, des satisfactions qui peuvent se distribuer dans le monde social, qui devient gratifiant.

L’effort de la réflexivité, propre au sujet pensant sensible, s’établit alors dans les conditions fournies par une époque et ses savoirs : ces conditions de possibilité sociale, ces conditions de possibilité matérielle, peuvent ou non être également distribuées. L’égalité ne repose pas sur l’homogénéisation des corps, mais sur la bonne distribution des conditions d’accès à ce qui permettra l’épanouissement des talents.

Un Condorcet pense que «la liberté d'opinion ne serait qu'illusoire si la société s'emparait des générations naissantes pour leur dicter ce qu'elles doivent croire» : aujourd'hui, la liberté ne serait qu'illusoire si elle était arrimée à un processus constant d'éducation physique, à une norme neuronale. Certains parlent déjà de «paternalisme libertaire», car la fabrique des circuits neuronaux naturalise des comportements, incitant à faire «comme il faut» pour votre supposé bien. Il s'agit d'appliquer une norme édictée d'en haut («paternalisme») tout en croyant agir selon son bon désir («libertaire»).

Ce fantasme, où l'homogène vient remplacer l'égalité entre semblables tous différents mais d'égale dignité, avait été ironisé par des chansonniers révolutionnaires français : «Il faut raccourcir les géants et rendre les petits plus grands tous à la même hauteur, voici le vrai bonheur.» Or, ce bonheur, selon Saint-Just, ne réside nullement dans le modelage mais dans la quête singulière de chacun : «Il s'agit moins de rendre un peuple heureux, que de l'empêcher d'être malheureux. N'opprimez pas voilà tout. Chacun saura bien trouver sa félicité. Un peuple chez qui serait établi le préjugé qu'il doit son bonheur à ceux qui gouvernent, ne le conserverait pas longtemps.»

Un peuple chez qui serait établi que l’éducation réside dans un contrôle étroit du modelage des corps produira du dégoût chez tous les êtres singuliers soumis ainsi à la contrainte sur corps. Longtemps, les gauchers en ont fait l’expérience, éduquer ne peut se confondre avec la production de corps contrariés, éduquer à la liberté encore moins.

Cette chronique est assurée en alternance par Serge Gruzinski, Sophie Wahnich, Johann Chapoutot et Laure Murat.