Les états généraux de la bioéthique se sont ouverts jeudi. L'on y débattra entre autres choses de l'ouverture de la PMA à toutes les femmes - lesbiennes en couple et célibataires incluses. Le Comité consultatif national d'éthique (CCNE), on le sait, a donné un avis favorable à cette réforme, qui figurait dans les promesses de campagne d'Emmanuel Macron. Un sondage Ifop, réalisé pour le Forum européen de bioéthique et la Croix, publié le 3 janvier dans ce quotidien, montre par ailleurs d'importantes évolutions de l'opinion, désormais majoritairement ouverte à des avancées législatives sur les questions qui touchent à la fin de vie et à l'assistance médicale à la procréation, GPA comprise. Sur ces sujets sensibles, auxquels on peut supposer qu'ils ont réfléchi, les Français se montrent favorables à un encadrement législatif des pratiques plutôt qu'à une politique de prohibition.
Sans surprise, la Croix dans son chapeau commente : «Favorable à une révision de la législation en la matière, l'opinion publique souscrit - consciemment ou non - à un individualisme sans entrave.» Fort de l'autorité pêle-mêle de «philosophes, psychanalystes, sociologues, responsables politiques» à qui il donne la parole dans le dossier qu'il propose, le journal catholique nous explique, par la bouche du philosophe Pierre Le Coz, qu'«on en arrive à une logique selon laquelle la liberté individuelle l'emporte clairement de manière quasi automatique. Mais si c'est le cas, nous prenons le risque d'aller vers la fin de l'éthique. […]. Or, si l'autonomie ne se heurte plus à rien, on évacue toute dimension morale.»
Ces positions sont bien sûr conformes à la pastorale catholique sur ces sujets. Elles sonnent comme des rappels à l’ordre face à ce qui est présenté comme l’immaturité consumériste de l’opinion. Mais de quel ordre s’agit-il ? Reprenons les choses du côté de l’extension de l’accès à la PMA pour toutes.
S’agissant des couples homosexués, cette réforme représenterait un pas supplémentaire dans l’égalité que l’ouverture du mariage à tous les couples, indépendamment de leur orientation sexuelle, a commencé de réaliser. Pour les femmes célibataires, elle mettrait à égalité toutes celles - hétérosexuelles ou non - qui décident d’avoir un enfant en solo, quel que soit le motif de cette décision, et quel que soit le mode de conception de l’enfant.
Ces deux versants d’une progression de l’égalité fédèrent ses opposants, depuis les activistes de la Manif pour tous jusqu’à une partie de la gauche, autour d’un thème qui, couplé à une diabolisation irrationnelle de la «technoscience», est celui de l’absence de «père». Sur la nécessité supposée de cette instance «indispensable» au développement psychique et moral d’un enfant, se rejoignent les tenants de l’ordre voulu par Dieu et ceux de l’ordre «symbolique».
Un slogan phare de la Manif pour tous proclame qu'«être privé de son père, c'est-à-dire être orphelin de père, est une souffrance immense. Il est donc inacceptable de provoquer volontairement cette souffrance, source d'injustice intolérable pour les enfants». Formule passablement absurde. Un gamète n'est pas un «père». Et en quoi naître sans «père» pourrait-il équivaloir à être orphelin (1), c'est-à-dire à avoir perdu son père ? Depuis quand peut-on «perdre» ce qu'on n'a jamais eu ?
Cette culpabilisation lacrymale recouvre cependant autre chose : la croisade pour la sauvegarde de la «fonction paternelle» telle que la conçoit une certaine théorisation anthropo-psychanalytique, en phase avec la vision religieuse rigoriste d'un ordre familial dont, comme l'a montré dans un livre indispensable Francine Muel-Dreyfus (2), les idéologues de Vichy ont apporté une traduction politique intransigeante.
Tel expert es psyché humaine prédit le chaos (psychotique) aux «OSM» (organismes symboliquement modifiés), tel autre met en garde contre la menace de «barbarie» due à «l'excès de démocratie» où se ruine «la mise en ordre des différences par l'Œdipe», telle encore voit dans un monde égalitaire le signe d'un dangereux «déni de l'altérité». Les échos avec la doctrine de la Révolution nationale, en sa détestation de «l'égalitarisme» et de «l'individualisme», sont troublants.
Que ce modèle de la paternité (Dieu, le chef, le parfait petit - ou grand - dictateur en somme) ne soit ni souhaitable ni raisonnable, au plan privé comme au plan politique, l'expérience nous en instruit chaque jour. Songeons-y aujourd'hui. Et relisons Franz Kafka - sa Lettre au père - et Virginia Woolf - Trois Guinées. Contre ce qui n'est qu'un modèle - patriarcal et infantilisant pour tous ses protagonistes -, considérons les familles telles qu'elles vivent : des adultes, qui élèvent de futurs adultes.
(1) Commentant le Notre Père, le pape François diagnostique ainsi l'époque : «Je crois qu'aujourd'hui le monde a un peu perdu le sens de la paternité. C'est un monde malade d'"orphelinage".»
(2) Vichy et l'Eternel féminin, Seuil, 1996.
Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laugier, Michaël Fœssel, Sabine Prokhoris et Frédéric Worms.