A l'automne, Emmanuel Macron avait émis l'idée, selon un indiscret du journal l'Opinion, de commémorer le 50e anniversaire de 1968. Mais qu'allait-il célébrer ? La plus grande grève que la France ait jamais connue, lui qui a mené tambours battants une réforme libérale du code du travail ? Ou bien, alors qu'il vient de donner une victoire aux zadistes de Notre-Dame-des-Landes, la joie bruyante d'investir la rue, d'occuper des usines et l'Odéon ? Sans doute le Président a-t-il rapidement senti les contradictions dans lesquelles il s'embarquait. «L'Etat a pris conscience que fixer l'image de l'événement, fermer les conflits d'interprétation était risqué», note le politiste Laurent Jeanpierre.
Pour l'instant, il n'y a pas de commémoration politique du joli mois. Mais, comme à chaque date anniversaire, une commémoration événementielle : des livres sortent, des débats, des expos sont organisés… Il y avait quelque chose d'amusant à voir, jeudi, toutes les grandes institutions culturelles parisiennes (des Beaux-Arts au centre Pompidou, en passant par le Palais de Tokyo ou les Archives nationales) dérouler les (passionnants) événements prévus cette année autour du cinquantenaire, et répétant comme un mantra «nous ne voulons pas célébrer, encore moins commémorer…», «surtout pas de nostalgie !»
«Le temps de l’histoire»
Pourquoi alors encore tant de gêne ? «68 n'est pas inscrit dans l'histoire, affirme le philosophe Patrice Maniglier, qui animera au printemps, avec Laurent Jeanpierre, un "Atelier de création théorique" autour de la période, au centre Pompidou. Il reste suspendu comme un événement qui n'a pas abouti. Il a certes produit des changements, mais nous ne savons pas où.» Comprendre 68 dans sa pluralité, lui redonner une densité historique, devrait être le fil conducteur de ce cinquantenaire. «68, c'est un pays en grève, mais c'est surtout une incroyable mise au travail intellectuelle pour changer le monde, dans les usines, dans les bureaux, parmi les cinéastes, s'enthousiasme l'historien Philippe Artières, cheville intellectuelle des nombreux événements parisiens qui se dérouleront cette année.
Le cinquantenaire est aussi l'occasion de restituer le mouvement dans toutes ses dimensions sociales et politiques, pour ne pas laisser à la seule droite l'exploitation de son interprétation. Dissolution de l'autorité et des mœurs, méfaits du «pédagogisme», toute-puissance de l'individu au détriment du collectif et de la nation : le procès de 68 fournit depuis des années un solide argumentaire idéologique à la droite, de Nicolas Sarkozy qui fit campagne en 2007 en voulant liquider l'héritage de 68, à la génération Wauquiez, qui préfère «célébrer Austerlitz» que «Mai».
Paradoxalement, cette surexploitation a vidé 68 de sa puissance contestataire. «Il y a eu tout un travail de délégitimation, réduit à la révolte d'une minorité d'étudiants parisiens, individualistes, contre le père, explique le philosophe Serge Audier, auteur de la Pensée anti-68 (La Découverte, 2008). Ce discours a été puissant car il venait aussi bien des milieux gaullistes traumatisés, des communistes qui n'avaient pas digéré leur remise en question par les gauchistes, puis par la droite libérale, néoconservatrice - le tout synthétisé ensuite par Henri Guaino, Patrick Buisson et Nicolas Sarkozy. Il s'agissait de dépolitiser 68. En faire une révolte nihiliste pour le désactiver.»
2018 :«Voici venu le temps de l'histoire, estime Philippe Artières. En 2008 encore, il fallait se battre contre les "témoins" de l'événement pour en dresser un récit historique.» «Il s'agissait de "mettre 68 en histoire"», analyse l'historienne Michelle Zancarini-Fournel, pionnière dans le domaine dès la fin des années 80.
Le cinquantenaire sonne un nouveau retour aux sources. «L'ouverture des archives publiques, cinquante ans après, va multiplier les possibilités d'appropriation», a expliqué jeudi la directrice des Archives nationales, Françoise Banat-Berger, lors d'une conférence de presse au centre Pompidou.
L'une des tendances de ce travail est la place un peu plus grande donnée à la mémoire du pouvoir : police, Etat, préfet. L'historienne Ludivine Bantigny y consacre une partie de son livre publié ce mois-ci, 1968, de grands soirs en petits matins, et les Archives nationales présenteront, pour le 50e anniversaire, les événements vus du pouvoir en place. «Il y avait jusqu'à présent, dans les travaux d'historiens, une asymétrie de fait entre le point de vue des soixante-huitards et celui du pouvoir : les témoignages sont plus rares du côté des policiers et des préfets - même si on connaissait le journal du préfet Grimaud ou celui d'Alain Peyrefitte - et les archives des institutions sont de plus en plus accessibles», estime Laurent Jeanpierre.
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Mettre en histoire 68 ne veut pas dire pour autant le refroidir. Ecrire l'histoire, c'est aussi redonner au mouvement sa dimension contestataire. Le livre de Ludivine Bantigny est une forme de réhabilitation. Un travail d'archives salué par le milieu, mais qui n'exclut pas le «je». «J'admire le courage [de ces protagonistes de la contestation], leur détermination, leur rire et par-dessus tout leur grand désir de changer, au moins un peu, le monde tel qu'il est, écrit-elle en introduction. Je me sens de leur côté.» Une autre équipe de chercheurs, emmenée par le politiste Olivier Fillieule, s'est intéressée aux anonymes de 68, ceux que la gloire des Cohn-Bendit et des étudiants parisiens a effacés. Que sont devenus ces militants ordinaires des syndicats ou des mouvements féministes qui habitaient Marseille, Lille ou Rennes ? Le livre Changer le monde, changer sa vie, à paraître mi-mars chez Actes Sud, restitue les quatre années de recherches menées par ce collectif de trente spécialistes.
«Un événement pas clos»
Acteur devenu critique sur les conséquences de 68, le sociologue Jean-Pierre Le Goff se demande, lui, dans la France d'hier, récit d'un monde adolescent des années 50 à Mai 68 (Stock, février), quelle est la signification historique du mouvement. «Depuis l'origine, ce qui fait 68, c'est aussi le conflit d'interprétations qui le traverse et qui s'en est suivi et qu'on n'est pas prêt de voir s'éteindre, note Laurent Jeanpierre. C'est justement cela qui définit un événement historique : un conflit de mémoire. Un événement consensuel, ça n'existe pas.»
Au fond, 68 reste toujours un «mystère», estime le philosophe Patrice Maniglier. Raymond Aron posait la question dès le printemps historique : comment une révolte locale d'étudiants a pu aboutir à une crise nationale ? «C'est un événement profond qui pèse encore sur les mémoires, individuelles et collective, précise Michelle Zancarini-Fournel, et qui est aussi difficile à qualifier.» Révolution avortée, révolte contre l'Etat, mouvement social ou prise de parole : la commémoration devient quasi impossible tant les qualificatifs ont du mal à nommer. «On ne peut pas célébrer un événement qui n'est pas clos : le retour à l'ordre de juin 68 ne signe pas la fin de l'événement ; il laisse des traces, une ouverture, estime Laurent Jeanpierre. Deleuze et Guattari disaient de manière très provocante : "Mai 68 n'a pas eu lieu."» Il est à écrire.