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Libération
Mai 68

Le roman 68 : sous les clichés, les faits

L'année 1968dossier
Contre une vision romancée ou culturaliste du mouvement, des historiens réancrent l’événement dans sa diversité sociale et collective. Un récit qui met l’accent sur la conflictualité et répond aux critiques des anti-68.
Des ouvriers de l’usine Renault de Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine), en grève en mai 1968. (Photo Gérald Bloncourt. Rue des Archives)
publié le 19 janvier 2018 à 20h26

Les barricades fument encore ou presque quand, au cœur de l'été 68, Raymond Aron, «spectateur engagé» au service du Figaro, publie la Révolution introuvable. L'ouvrage réunit ses analyses parues à chaud dans le quotidien au printemps, accompagnées d'un entretien réalisé par Alain Duhamel. Déjà, l'essai veut «démythifier et désacraliser» l'événement. A l'automne 1968, la Bibliothèque nationale répertorie 124 livres sur Mai ! C'est le paradoxe de 68 : avant même de devenir histoire, la plus grande crise sociale qu'ait connue la France du XXe siècle est un «événement de papier», analyse Michelle Zancarini-Fournel, l'une des toutes premières historiennes à avoir travaillé sur la période (1). Depuis cinquante ans, cette passion française à interpréter, analyser, critiquer, instruire le procès de 68 ne s'est pas tarie. Tous les dix ans, à chaque commémoration, à travers les témoignages des acteurs du mouvement, s'ajoute une nouvelle strate au récit de 68 - à sa légende, diront certains. «Une belle histoire racontée aux enfants, celles des vainqueurs, des vedettes», regrette Jean-Pierre Le Goff, qui a participé aux journées de Mai avant de devenir sociologue et de publier un livre critique Mai 68, l'héritage impossible (La Découverte, 1998). Décennie après décennie, on s'intéresse aux étudiants parisiens, aux romanesques barricades, aux slogans poétiques (souvent nés de l'imagination du jeune Christian Sébastiani, proche des situationnistes), aux leaders - Cohn-Bendit, Geismar ou Goupil. On oublie les salariés, les anonymes, les provinciaux.

«Effet délétère»

Le 2 mai 1978, la fameuse émission de télévision les Dossiers de l'écran fête les 10 ans de la contestation en célébrant «l'imagination au pouvoir» et les graffitis muraux (1). La «belle histoire» de 68, c'est aussi le brave préfet Grimaud qui, compréhensif avec les étudiants, aurait évité bien des morts avec sa lettre aux policiers («Je veux leur parler d'un sujet que nous n'avons pas le droit de passer sous silence : c'est celui des excès dans l'emploi de la force.»). L'historienne Ludivine Bantigny (lire aussi pages 4-6) nous rappelle aujourd'hui qu'elle vient bien tard, à la toute fin de Mai, alors que de nombreux et graves dérapages des forces de l'ordre ont eu lieu depuis les premiers jours du mouvement. Quand on parle de 68, on évoque rarement ses six morts et sa violence policière.

Un ouvrage est emblématique de ce cantonnement de Mai à Paris : Génération, d'Hervé Hamon et de Patrick Rotman (Seuil). Succès de librairie, cet imposant ouvrage en deux tomes va durablement modeler le grand roman de 68. Bien troussé, le récit s'appuie sur des témoignages d'acteurs (Daniel Cohn-Bendit, Bernard Kouchner ou Alain Krivine) mais se focalise sur les étudiants du Quartier latin et les parcours individuels de ceux qui ont fait, depuis, carrière. «En captant la mémoire de 68 au profit de quelques-uns, il a eu un effet délétère, estime le philosophe Serge Audier, auteur de la Pensée anti-68 (La Découverte, 2008). Il a permis le discours rétrospectif qui insinue que Mai 68 a été un accélérateur de carrière pour une poignée d'ambitieux. Il a recouvert le collectif. D'autant plus qu'il est paru en 1987-1988, où s'accentue l'adaptation de la gauche au capitalisme et au marché, accréditant la thèse de la "trahison de la gauche".»

Parallèlement, plus profondément, une autre histoire de Mai se met en place, venue celle-là des sphères intellectuelles et pamphlétaires. Elle est bien plus sombre. Façonnée aussi bien par des intellectuels du PCF ou par les gaullistes, elle a des grands ressorts narratifs en place dès les lendemains du mouvement : 68 serait l'acte de baptême de l'individualisme, du libéralisme ou du relativisme culturel. Une crise générale de l'autorité et de l'obéissance, dit Raymond Aron. En 1978, Régis Debray accuse l'esprit soixante-huitard d'avoir américanisé la France dans Modeste Contribution aux discours et cérémonies officielles du dixième anniversaire (éditions François Maspero). Les législatives de mars viennent de sanctionner la gauche, et Raymond Barre installe le tournant libéral. «L'idée insinuée alors, c'est que l'effondrement du modèle étatique français, en germe en 68, aurait importé dans le pays le libéralisme économique et culturel américain, comme le théorise Debray, qui parle en 2008 d'une "contre-révolution réussie"», analyse Serge Audier.

Nouveau visage

En 1998, le sociologue Jean-Pierre Le Goff publie l'Héritage impossible, qui se veut une histoire critique des idées de 68. Avec cette thèse riche et polémique à la fois : le «gauchisme culturel» l'aurait emporté, et ce au prix d'une dépolitisation de la société et d'une montée de l'individualisme. Un boulevard s'ouvre pour le courant républicaniste anti-68, incarné notamment par Marcel Gauchet, qui ne cessera d'étriller cette gauche convertie au culte des identités et du multiculturalisme.

Domine alors une vision hédoniste, individualiste et culturaliste du mouvement, de ses contradictions et de ses impasses. Les aspirations collectives s'effacent derrière les individus au profit d'une interprétation globalisante, en surplomb, qui met elle-même l'histoire de côté. En France, si les étudiants, qui ont servi de déclencheur, sont toujours évoqués, la grève générale de mai-juin 1968 est souvent occultée. «Pour beaucoup, 68, c'est les barricades et seulement elles, regrette l'historien Philippe Artières. Non, 68, ce sont avant tout des gens qui ont fait grève pendant plusieurs semaines, c'est un pays marqué par des pénuries, c'est l'Etat qui charge l'armée de distribuer le courrier. C'est un mouvement social qu'on a trop culturalisé, esthétisé.»

Pour écrire une histoire qui ne relèverait pas seulement des interprétations, il fallait revenir aux archives. Partir des sources. Et elles sont innombrables : livres, presse, émissions, films, photographies, archives personnelles (lettre, journal, autobiographie). Sans compter les institutions (syndicats, organisations politiques…), mais aussi le ministère de l’Intérieur (les rapports de synthèse des préfets enregistrent les grèves, les manifestations, les contestations de l’ordre public), l’Elysée, les renseignements généraux.

Le 4 août 1989 est créée l'association Mémoires de 68, qui va se charger de collecter les archives et de les mettre à disposition du public. Un guide des sources, préfacé par l'historienne Michelle Perrot, est publié en 1993 (Verdier-BDIC). Son titre parle de lui-même : Mémoires de 68, guide des sources d'une histoire à faire. «La constitution au cours des quinze dernières années de fonds spécifiques, les collectes des archives privées, l'ouverture avec dérogation des archives publiques ont modifié la possibilité même de faire l'histoire de cette période», analysent les historiens Philippe Artières et Michelle Zancarini-Fournel dans 68, une histoire collective, premier bilan de ces recherches publié à La Découverte en 2008. Aujourd'hui, les Archives nationales recensent un dépôt considérable, 10 000 pièces sur le sujet. Des tracts, des comptes rendus de comités d'action, de grève, de quartier. Un matériau bien vivant. Et qui fait apparaître un nouveau visage à la contestation : plus longue, plus sociale, moins parisienne et plus transnationale qu'on le dit souvent. «Mai 68, ça ne veut rien dire, lance, provocateur, Artières. Il faudrait parler, a minima, de "mai-juin" 1968», tant des événements fondamentaux - les affrontements à Renault Flins, les morts de l'étudiant Gilles Tautainou des deux ouvriers de Peugeot Sochaux, la dissolution des groupes d'extrême gauche, l'évacuation de la Sorbonne… - ont lieu durant ce second mois. La crise politique ne s'achève pas avec le discours de reprise en main de De Gaulle le 30 mai (lire encadré page 5). En 2007, l'historien Xavier Vigna publie l'Insubordination ouvrière dans les années 68 (PUR), une étude pionnière sur la mobilisation des ouvriers menée à partir d'archives inédites. La province apparaît comme l'autre grande scène des événements. Mieux : 68 ne fut pas seulement une histoire française (lire aussi pages 54-55). «Du Vietnam à la Tunisie, de l'Algérie à l'Iran, des Pays-Bas au Japon, du Mexique au Québec, les jeux d'écho sont nombreux et témoignent d'une évidence oubliée», écrivent Philippe Artières et Michelle Zancarini-Fournel dans 68, une histoire collective. La rébellion se répand, faisant de cette année-là une des plus agitées socialement depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, affirme aussi l'historienne dans son ouvrage le Moment 68, une histoire contestée (1). C'est au prix de cette complexité que peut se construire un récit historique. «Un 68 qui ne soit pas d'autorité, espère Artières. Ni celle des témoins ni celle des historiens.»

(1) Le Moment 68, une histoire contestée (Seuil, 2008).