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Chronique «Historiques»

Célébrons 1914-1918 en fictions

Chroniques «Historiques»dossier
En France comme à l’étranger, des créations artistiques tissent, il n’est jamais trop tard, une mémoire européenne de la Grande Guerre.
publié le 24 janvier 2018 à 18h06
(mis à jour le 24 janvier 2018 à 18h51)

Les manifestations officielles autour de 1918 se succèdent et, dans leur langue de bois, ne parviennent guère à donner un sens aux épisodes de ce qu’est devenue la Grande Guerre pour les contemporains. Mais les Français et les Françaises de 1914 entretenaient-ils encore une quelconque familiarité avec la chute de Napoléon et l’écroulement de l’Empire, un siècle plus tôt ? Et suffit-il d’un anniversaire pour susciter des entreprises novatrices ? Celui du cinquième centenaire de la découverte de l’Amérique nous a appris à déchanter. C’est vers la création et la fiction, qu’il faut se tourner pour repérer une réflexion et une sensibilité qui nous parlent aujourd’hui de cette apocalypse du siècle passé.

Deux films nous plongent dans les années immédiatement postérieures au conflit, Frantz de François Ozon (2016) et Au revoir là-haut d'Albert Dupontel (2017). Ils ne cherchent pas à reconstituer une quelconque réalité historique dont on sait bien qu'elle est à jamais hors d'atteinte, ils s'attachent à nous transmettre des leçons essentielles par les voies de la poésie et de l'imaginaire, voire du burlesque : la présence de la mort et des morts, l'absurdité, l'épouvante et la barbarie ineffables des combats, les séquelles physiques et morales laissées par les combats.

Face à des rituels officiels de remémoration qui restent ataviquement franco-français, le film d'Ozon, Frantz, tranche singulièrement. Il a le mérite de nous transporter des deux côtés du drame en croisant subtilement point de vue allemand et point de vue français. François Ozon sonde l'humanité née de l'inhumanité des massacres. Sur un ton grave et mélancolique, son film développe les thèmes de la tombe, des morts qui ne le sont pas vraiment, et de l'imposture. Il nous rappelle qu'une guerre se mène à deux et que nos frères européens, les Allemands, ont vécu le même cauchemar. Mais n'est-ce pas aussi, paradoxalement, une manière juste de cultiver des racines communes.

Ce souci a traversé la gestation même de l’œuvre : François Ozon s’est inspiré d’un film d’Ernst Lubitsch, lui-même tiré d’une pièce de Maurice Rostand. La proximité entre les hommes et les femmes des deux nations atteint une intensité maximale sans que jamais vraiment parviennent à se diluer les différences qui les séparent.

Au revoir là-haut est l'adaptation du roman de Pierre Lemaitre. Il aborde un peu les mêmes sujets, mais sur un ton carnavalesque, en s'attaquant à la question tragique des «gueules cassées». C'est l'occasion d'ouvrir une autre histoire, celle des dessous de l'exploitation éhontée des morts, de leurs commémorations comme de leurs restes au lendemain de la victoire des Alliés. Derrière l'arnaque aux monuments aux morts, pointe un regard décapant sur des lieux de mémoire qui ont envahi notre pays à cette époque. Et mine de rien, une autre vision des Années folles qu'on nous assène régulièrement comme la pilule qui fait passer l'horreur des tranchées et oublier le délabrement des survivants.

Deux créations contemporaines avaient précédé ces œuvres sur les chemins où elles se sont risquées. A Kassel en 2013, Kader Attia montait Repair. Travaillant sur les photos des «gueules cassées», l'artiste a enquêté sur les premières tentatives faites pour réparer le corps humain et a réuni des images sur l'implication des troupes africaines dans la Grande Guerre, tant du côté allemand que du côté français. Moralité : on ne «construit» jamais des mondes ou des sociétés comme le fait croire la rhétorique courante, on se contente au mieux de «réparer» ce que l'on a détruit ou déglingué. Kader Attia est parti en Afrique montrer les photos des «gueules cassées» à des sculpteurs locaux - ces clichés que l'on devine à peine dans Au revoir là-haut - et il leur a demandé d'en tirer des bustes qu'on a pu découvrir à Kassel et à Berlin. Jusqu'en novembre dernier, le musée du Quai Branly a accueilli des fragments de ces installations.

En 2015, on pouvait assister, au Théâtre de la Ville, à un spectacle donné par une troupe russe qui relisait la Grande Guerre dans une perspective à la fois historique et a-historique, et donc mythique : Voïna. Entre opéra et théâtre, la fresque croisait la Mort d'un héros, de Richard Aldington, et les Notes d'un cavalier, de Nikolai Goumilev avec l'Iliade d'Homère. C'est l'Iliade qui nous servait de fil dans les tranchées pour mieux rendre la violence et la barbarie inouïes des combats. Tandis qu'Homère prenait un coup de jeune, le regard russe de Vladimir Pankov et Irina Lychagina proposait un décentrement salutaire sur les relations entre la Grande-Bretagne, la France et l'Allemagne.

Quel enjeu commun à toutes ces créations ? C'est sans doute le tissage, il n'est jamais trop tard, d'une mémoire européenne qui explose les frontières nationales, entrecroise les témoignages, écoute ce que Russes ou Africains ont à nous dire, et n'oublie pas de se réapproprier les grands textes de cette partie du monde. Une mémoire qui recoud l'Afrique avec l'Europe (Kader Attia), l'Est avec l'Ouest (Vladimir Pankov), confronte notre passé le plus lointain (Homère) au début du XXe siècle et à notre époque, à la manière dont le Canadien Olivier Kemeid nous a parlé d'autres guerres et d'autres victimes en réinterprétant l'Enéide.

Cette chronique est assurée en alternance par Serge Gruzinski, Sophie Wahnich, Johann Chapoutot et Laure Murat.