Questions à Anthony Guyon enseignant agrégé dans le
secondaire. Membre du groupe CRISES de Montpellier, il a obtenu le grade de
docteur en Histoire en décembre 2017 sur un sujet à la croisée de l'histoire
militaire et des sociétés coloniales. Sa thèse s'intitule : « De
l'indigène au soldat. Les tirailleurs sénégalais en France de 1919 à 1940.
Approche anthropologique et prosopographique ».
Qui sont ces
soldats africains (en temps de paix) entre 1919 et 1940 ?
Il reste difficile de
dresser le portrait type du tirailleur sénégalais de l’entre-deux-guerres. Les
soldats africains étaient alors recrutés par appel, engagement ou rengagement. À
partir du décret du 30 juillet 1919, un appel de trois ans fut instauré en
Afrique occidentale française et Afrique équatoriale française avec tirage au
sort. Toutefois, ce dernier principe, qui a marqué l’histoire de l’armée
française au XIXe siècle, ne s’appliqua que dans certains cercles.
De plus, comme souvent en Afrique, il y avait d’un côté la théorie et de
l’autre la pratique qui laissait une large place aux arrangements avec les
autorités locales tant que le contingent demandé est atteint. À côté de ces
appelés, se trouvaient des engagés et rengagés qui représentaient les deux
tiers des effectifs. Le problème est que beaucoup d’appels furent transformés
en engagements Il reste donc difficile de savoir qui furent les vrais engagés
volontaires. Chaque année, près de 50 000 soldats venus de ces deux
groupes de colonies servaient ainsi sous le drapeau français.
Dès 1857, le nom de
tirailleurs sénégalais fut un terme générique regroupant l’ensemble des soldats
africains Or, au fur et à mesure, ils devinrent de moins en moins
« Sénégalais ». En effet, depuis les efforts de Blaise Diagne, les
habitants des Quatre Communes étaient citoyens français et donc ne servaient
plus aux côtés des autres tirailleurs. Par ailleurs, les commissions de recrutement
achevaient leur tournée par le Sénégal. Cela permettait de demander moins de
soldats que prévu à cette colonie. À titre d’exemple, pour le recrutement de
1920-1921, 1 003 recrues du Sénégal furent incorporées contre 1 776
pour la Guinée, 3 000 pour le Soudan et 1 500 pour la Côte d’Ivoire.
La tournée des commissions de recrutement s’achevait généralement par le
Sénégal, ce qui offrait alors la possibilité d’y prélever un contingent moins
important.
Le point intéressant de notre
travail est que durant l’entre-deux-guerres la moitié de ces soldats servirent
en France ou dans le bassin méditerranéen. Cela permit de nombreux échanges
culturels sur lesquels insistent particulièrement l’historiographie des espaces
coloniaux depuis deux décennies.
Ce qu’il faut bien
comprendre est que les soldats africains étaient des hommes d’une grande
banalité. Il faut oublier les chéchias, l’image du coupe-coupe, de Banania ou
du grand enfant. Au quotidien, ces hommes restaient dans leur caserne,
sortaient assez peu, beaucoup n’appréciaient guère l’alcool, ou alors seulement
la bière, et enfin certes quelques uns allaient voir les prostituées qui leur
étaient réservées mais la plupart du temps ils cherchaient des lieux pour se
réunir et recréer un lien avec leur territoire d’origine. À Fréjus, la mosquée
al-Missiri ou la bibliothèque permettaient de se retrouver.
Il est
possible d'en apprendre plus sur certains d'entre eux grâce à des sources
judiciaires. Que nous disent-elles ?
On lit souvent que les
tirailleurs sénégalais étaient des soldats indisciplinés. Sur les archives
consultées, on ne peut que contester cette idée. Si les punitions, délits et
crimes étudiés vont des brodequins posés sur le lit au meurtre, on ne peut pourtant
nullement affirmer que les soldats africains étaient plus dissipés que leurs
homologues malgaches, indochinois, voire français. En revanche, les différents
cas abordés témoignent d’une réelle difficulté à vivre l’éloignement pour
certains. Dans les affaires les plus violentes, le soldat eut souvent un accès
de folie qui l’amena à attaquer d’autres soldats ou ses supérieurs.
Par ailleurs, les
tensions entre ethnies étaient nombreuses ; quelques affaires illustrent
ces conflits sous-jacents. Dans tous les cas, la pluralité l’emportait. On découvre
en outre, certains tirailleurs victimes du système et qui finissaient par
craquer alors que d’autres savaient l’utiliser en leur faveur. Certains
profitaient des faiblesses du système administratif, et notamment des
difficultés à vérifier l’identité précise des appelés et engagés, pour
s’engager à deux reprises dans des cercles différents afin de doubler la prime
d’engagement.
Qu’apprend-on sur les
sous-officiers en particulier ?
Sur l’ensemble de
l’entre-deux-guerres, les sous-officiers dits « indigènes » ont été
au cœur de la réflexion sur l’armée coloniale. Au lendemain de la guerre, le
déficit démographique et la montée du pacifisme permirent aux troupes
coloniales de s’affirmer davantage. Le temps pour devenir caporal indigène passa
ainsi de vingt-quatre à douze mois. Ils pouvaient aussi atteindre certains
grades d’officiers comme lieutenant, sous-lieutenant et capitaine. Soyons
toutefois honnêtes, rares furent ceux à atteindre ces rangs prestigieux à
l’exception de celui de sous-lieutenant. Le service durant au maximum quinze
ans, il restait difficile d’aller au-delà de ce grade. Eliassa, un Guinéen
recruté en 1922, devint ainsi sous-lieutenant en mai 1932 alors qu’il avait
décidé de retourner à Dakar.
Beaucoup d’entre eux
passaient par le Centre de perfectionnement des sous-officiers indigènes de
Fréjus. Les dossiers à notre disposition s’avèrent passionnants. Les copies aux
examens, les états de services et les appréciations laissées par les supérieurs
permettent de cerner le profil des candidats. Les supérieurs accordaient une
attention particulière à la maîtrise du français, la discipline et la maîtrise
du manuel. Ces hommes constituaient alors le trait d’union entre les cadres
français et les soldats africains. Au-delà du service militaire, il s’agissait
également de convaincre ces hommes du bienfondé de la présence française dans
les territoires africains et d’en faire des intermédiaires entre les
populations locales et les autorités françaises. Fabriquer des gradés vantant
parfois les mérites de la présence française, une fois revenus dans leur
colonie, devenait alors l’objectif ultime de leur formation.
-
Julien
FARGETTAS, Les tirailleurs sénégalais.
Les soldats noirs entre légendes et réalités (1939-1945), Paris,
Tallandier, 2012, 382 p.
-
Jacques
FRÉMEAUX, Les colonies dans la Grande
Guerre. Combats et épreuves des peuples d'Outre-mer, Paris, Soteca,
Éditions 14-18, 2006, 393 p
-
Dick van GALEN
LAST, Des soldats noirs dans une guerre
de blancs (1914-1922) : une histoire mondiale, Bruxelles, Université de
Bruxelles, 2015, 292 p.