Questions à Laurent Bonnefoy, politiste, chercheur CNRS au CERI/Sciences Po. Il vient de publier Le Yémen : de l'Arabie heureuse à la guerre (Fayard, 2017).
Le Yémen est souvent analysé dans le cadre géopolitique de l’Arabie ou
du Moyen-Orient. Quelle importance revêtent ses voisins africains ?
Il est vrai que
l’appartenance du Yémen à l’ensemble géographique de la péninsule Arabique, en
plus de considérations linguistiques, généalogiques et tribales, ancre de façon
évidente cette société dans le Moyen-Orient. L’Etat yéménite s’est ainsi toujours
projeté dans le monde arabe. Ses élites entretiennent de longue date des liens,
y compris matrimoniaux et économiques, avec l’Egypte, le Levant et les Lieux
saints. Le Golfe arabo-persique plus spécifiquement a constitué au cours de la
seconde moitié du 20ème siècle le débouché naturel des émigrés, occupant
un temps jusqu’à un quart de la main d’œuvre masculine yéménite. Le
gouvernement de ce pays (pour ce qui est de la partie nord quand le Yémen était
divisé) a dès les années 1980 par exemple souhaité adhérer au Conseil de
coopération du Golfe, ce « club de riches » formé par les monarchies
de la côte occidentale du Golfe arabo-persique. Mais il a vu ses demandes
renvoyées aux calendes grecques, y compris après l’unification des deux Yémen
en 1990. Fort de ressources en hydrocarbures – quand bien même elles restaient
modestes, le pouvoir yéménite s’est aussi projeté comme égal de ses voisins
rentiers, bien loin donc des pays africains dont le Yémen est pourtant en
réalité plus proche en termes démographiques et de structures économiques.
Mais si la société yéménite
regarde avant tout vers le nord, c’est-à-dire en direction de l’Arabie saoudite
et des autres monarchies, elle s’est aussi construite autour de flux autres qui
la lient tant à l’Océan indien qu’à la Corne de l’Afrique. C’est cette
insertion particulière, à bien des égards paradoxale pour un pays que l’on
désigne volontiers comme marginal, que j’explore dans mon nouvel ouvrage Le
Yémen : de l’Arabie heureuse à la guerre. Pour ce qui concerne les
liens avec le continent qui intéresse votre blog, une minorité, communément
désigné par le nom de akhdam (serviteurs) qui représente autour de 3% de
la population actuelle, est renvoyée à de lointaines et obscures origines
africaines. Cet état de fait justifie en quelque sorte sa discrimination dans
une société qui reste encore structurée autour des généalogies. On peut même
dire que la discrimination exercée envers les akhdam s’est accentuée avec
l’arrivée dans les années 1990 d’une importante population de Somaliens puis
Ethiopiens. Les premiers, auxquels les Yéménites accordaient un statut
automatique de réfugié, étaient estimés à environ 1 million à la fin de la
décennie 2000. Mais le Yémen restait pour eux, comme les autres Africains, un
lieu de transit, vers les monarchies du Golfe.
Ce qui caractérise les flux migratoires
entre l’Afrique et le Yémen est le fait qu’ils ont été à double sens. L’Afrique
de l’Est, en particulier l’Ethiopie et Djibouti, a été un espace dans lequel
les Yéménites, particulièrement ceux originaires du Hadramaout et de la
Hujariyya, se sont installés depuis au moins deux siècles pour y développer des
entreprises commerciales ou travailler avec les puissances coloniales. Les
ouvriers yéménites ont par exemple joué un rôle significatif dans la
construction du chemin de fer éthiopien. Des mariages avec des femmes
africaines ont aussi été noués sans pour autant que les liens avec le Homeland
ne soient distendus. Ces circulations ont donné naissance à une catégorie
sociale particulière au Yémen et dans la diaspora, les muwaladin
(métisses) mais aussi à un imaginaire particulier, incarné par exemple dans la
littérature de Muhammad Abdelwali dont les nouvelles racontent notamment
l’expérience d’un Yéménite à Addis Abeba dans les années 1960.
La mer Rouge, le détroit de Bab-el-Mandeb et le golfe d’Aden jouent-il
un rôle particulier dans le conflit actuel ?
La guerre débutée en mars
2015 et qui confronte la rébellion houthiste à une coalition régionale emmenée
par l’Arabie saoudite et qui entend rétablir le président dit légitime au
pouvoir se joue avant tout dans les airs et au sol. Toutefois, la dimension
marine est également intéressante à intégrer. Premièrement, le contrôle du
détroit de Bab al-Mandeb, tenu pendant plus d’un an par les houthistes a été un
enjeu militaire important, tout comme le restent les ports de la Mer Rouge, en
particulier Hodeïda. Deuxièmement, c’est notamment parce que le découpage
fédéral proposé en 2014 à la suite du soulèvement révolutionnaire de 2011 ne
leur offrait pas de débouché côtier que les houthistes se sont mobilisés contre
le gouvernement de Sanaa, jusqu’à prendre le contrôle de la capitale et pousser
le président Hadi vers la sortie. Troisièmement, dans le cadre du conflit, les
Saoudiens ont accusé les houthistes de recevoir de l’équipement militaire en
provenance d’Iran. Ils ont ainsi mis en place un blocus, filtrant ou empêchant
selon les moments, les flux commerciaux. Cette politique, extrêmement couteuse
sur le plan humanitaire, a été plus ou moins validée par la résolution 2216 du
conseil de sécurité de l’ONU, mais est de plus en plus critiquée car elle
affecte principalement les civils. Enfin,
bien que n’ayant pas de marine à proprement parler, les houthistes ont pu, en
réaction au blocus, porter la guerre sur les mers. Un bateau-drone a ainsi
explosé en janvier 2017 contre un navire saoudien, chargé d’appliquer le
blocus. L’un des principaux responsables houthistes, Salah al-Samad a début
2018 menacé de perturber le commerce international passant par Bab al-Mandeb –
soulignant la capacité de nuisance de son groupe si la communauté
internationale ne faisait pas davantage pression sur les Saoudiens pour qu’ils
cessent leur campagne militaire et le blocus.
Le Yemen constitue-t-il toujours un lieu de passage pour migrants
africains en direction de l’Arabie Saoudite ? Si oui, dans quelles conditions ?
Si la guerre a amené certains
Yéménites à trouver refuge en Afrique de l’Est, y compris dans un camp géré par
le HCR à Djibouti, mais aussi même en Somalie, les flux inverses ne se sont
visiblement pas totalement interrompus. Certes, l’ampleur des mouvements
d’Ethiopiens, Somaliens et Erythréens s’est de toute évidence atténuée. Un
grand nombre d’entre eux font dorénavant le chemin inverse et rentre en
Afrique, en témoigne la bavure de la coalition en mars 2017 quand un bateau de
réfugiés africains quittant le Yémen a été frappé par un hélicoptère saoudien. Mais
il reste que certains migrants africains continuent de considérer que le Yémen,
même en guerre, constitue une opportunité. Les agences internationales ont
ainsi estimé que 55 000 réfugiés d’Afrique de l’Est avaient gagné le Yémen
au cours des 8 premiers mois de 2017. Elles ont pu également dénoncer les
crimes de passeurs qui, par exemple, en août 2017, ont jeté à la mer plusieurs
centaines de réfugiés près des côtes de Shabwa. 29 corps avaient par ailleurs été
enterrés à la hâte sur la plage. Par-delà le risque de la traversée, il est
évident que les conditions d’accueil, sur le plan institutionnel du fait des
défaillances d’un Etat yéménite autant effondré que fragmenté, mais aussi
économiques parce que les Yéménites sont eux-mêmes confrontés à une grave crise
humanitaire, se sont détériorées. De plus, le front armé le long de la
frontière yéméno-saoudienne rend plus illusoire que par le passé le passage
vers des terres sensément moins inhospitalières et plus riches. C’est flux à
double sens signalent toute la complexité de la place du Yémen dans les
relations internationales mais aussi le désespoir de bien des habitants de
cette région du monde, pourtant stratégique.
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