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Libération
TRIBUNE

Un cadeau avilissant

Pas plus qu’il ne s’agit d’un acte désintéressé, il ne s’agit ici de compassion ou de sensibilité aux drames du temps. Son bouquet, que Jeff Koons aille donc le proposer à ses habituels mécènes ou le déposer au pied de la Trump Tower.
par Jean-Luc Nancy, Jean-Christophe Bailly, Georges Didi-Huberman, Pierre Alferi et Eric Hazan
publié le 30 janvier 2018 à 19h56

Chacun sait qu’un cadeau peut être aussi bien un instrument de puissance qu’un témoignage d’affection. Parfois, il est beaucoup plus dominateur qu’affectueux, et cette tendance croît avec la taille et le caractère voyant du cadeau. Derrida disait qu’un véritable don supposerait que le donateur lui-même l’ignore. Lorsque le cadeau non seulement est loin d’être ignoré de celui qui l’offre mais en outre coûte fort cher à celui qui le reçoit, il n’y a plus du tout de cadeau : on n’est plus très loin du tir de missile ostentatoire.

Qui ou quoi veut ainsi affirmer sa puissance avec une bombe en forme de tulipes géantes (ou plutôt de sucettes, à bien y regarder) ? Ce ne sont ni M. Jeff Koons ni la souveraineté de l’art. C’est une volonté maligne de vouer l’«art» d’un même geste à la marchandise avec un très grand «M» et à une puérilité ridicule, tapageuse et sans doute goguenarde. L’art est aujourd’hui dans une inquiétude à la mesure de celle qu’éprouvent toutes les activités humaines : il lui appartient de donner forme au monde et si le monde est immonde, la tâche devient difficile, étroite, extraordinairement astreignante, mais plus nécessaire encore… Or, certains artistes ou supposés tels jugent que l’angoisse doit être défoulée par la puérilité, la futilité et l’esbroufe. Le résultat, le «cadeau» est un objet décoratif monumental et kitsch, dénué de toute portée critique comme de toute intensité : un signe mou et vautré, typique d’un style affectionné par quelques collectionneurs ayant aujourd’hui pignon sur rue. Son bouquet, que Jeff Koons aille donc le proposer à ses habituels mécènes ou le déposer au pied de la Trump Tower, où il serait dans le goût de la maison.

Avec du fric et du truc, M. Koons prétend faire ployer sous les tonnes de ses tulipes l’art, le peuple et la capitale d’un pays. Le prétexte invoqué serait un hommage aux victimes des attentats. Comme les cadeaux, les hommages peuvent être tyranniques, assourdissants autant que pitoyables. Pas plus qu’il ne s’agit d’un acte désintéressé, il ne s’agit ici de compassion ou de sensibilité aux drames du temps. Depuis bientôt un siècle, les guerres et les exterminations nous ont ôté le goût des monuments aux morts, tant la sauvagerie a détruit ce qui naguère pouvait encore faire sens, ou le paraître.

Il ne sera pas dit que le pays et sa capitale auront subi ce geste imposteur et outrageant. L’empêcher est une nécessité non seulement artistique, financière, morale et politique : c’est la nécessité de refuser d’être avili.