« Quelle est la différence entre Martin
Selmayr et Dieu ? Dieu sait qu’il n’est pas Martin Selmayr ! »
Ce mot assassin, attribué à Wolfgang Schäuble, l’ancien ministre des finances
allemand, fait fureur à Bruxelles et fait même rire celui qui est visé par
cette pique, le « chef de cabinet » (équivalent des directeurs de
cabinet français) de Jean-Claude Juncker, le président de la Commission depuis
novembre 2014. « Raspoutine »,
« le monstre », « l’éminence grise », « le prince de
la nuit », « le menteur », tels sont les sobriquets les plus
aimables dont on affuble cet Allemand de 47 ans en légère surcharge pondérale
et au visage toujours poupin que beaucoup considèrent comme le vrai patron de
l’exécutif européen ou, à tous le moins, comme son numéro deux, le Néerlandais
Frans Timmermans titulaire officiel du job n’étant là que pour la galerie. Un
rôle qu’aucun chef de cabinet n’a eu avant lui, pas même Pascal Lamy, le
« moine soldat » de Jacques Delors, président de la Commission entre
1985 et 1995 : s’il faisait, lui aussi, le sale boulot de son patron, il
n’a jamais prétendu prendre sa place. Avec Martin Selmayr (prononcez Martine Sèlmaïer),
le doute est plus que permis.
La rondeur de ses formes, son physique passe-partout
et sa courtoisie toute germaine ne doivent pas faire illusion : ils
dissimulent un caractère tranchant et manipulateur associé à une intelligence
hors pair, une compétence incontestée et à une force de travail peu commune. « Les
autres chefs de cabinet ont tellement peur de lui qu’ils ont pris l’habitude de
se réunir régulièrement afin de discuter de sa psychologie et de s’organiser
pour lui résister, prévenir ses lubies, parer ses coups », raconte un haut
fonctionnaire. Car la réunion des « chefs cab » du lundi après-midi,
celle au cours de laquelle la plupart des décisions sont prises, les vingt-huit
commissaires ne discutant, le mercredi matin, que des quelques points encore en
suspens, est devenue un enfer redouté : « humiliant, insultant, autoritaire,
ne cachant pas son mépris pour les médiocres, il a fait craquer certain de mes
collègues qui sont sortis de là en pleurant », témoigne un « chef cab ».
« Je veux bien reconnaître que je n’ai
pas été tendre, mais seulement avec le chef cab finlandais (qui vient de
démissionner, NDLR) », s’amuse Selmayr. Puis sérieux : « on exagère
beaucoup ma brutalité, alors que la brutalité fait partie intégrante de cette
maison ! La Commission n’est pas une école Montessori ». Pourtant,
même les commissaires, tous des politiques qui ne lui doivent absolument rien, le
craignent : l’un d’eux, qui a été plusieurs fois ministres dans son pays, m’a confié
à voix basse en regardant par dessus sont épaule qu’il ne s’était pas opposé à
ce que le collège n’ait pas eu son mot à dire avant la publication d’un document
sur l’avenir de l’Union, en mars dernier, pourtant rédigé par les seuls Juncker
et son âme damnée, « parce qu’il ne voulait pas se fâcher avec
Selmayr »…
Un des pires défauts du personnage est son
goût pour le mensonge : « il ment comme un enfant, il peut dire
exactement le contraire de ce qu’il a dit une seconde avant », raconte un
eurocrate. « Il est incapable de reconnaitre
qu’il ne sait pas et va vous inventer le PIB de l’Estonie avec un aplomb
sidérant ». Les journalistes – Britanniques et Allemands pour la plupart- qu’il
honore de ses confidences et qui lui ont fait confiance l’ont chèrement payé et
l’évitent désormais comme la peste.
« Une fois qu’il a été sûr de son
pouvoir, au bout d’un an, son style s’est un peu adouci », précise un
eurocrate : ce bourreau de travail - qui épuise ses équipes et débarque au
bureau à 8 heures du matin et en repart rarement avant 23 heures - nous « a
annoncé qu’il allait rentrer plus tôt chez lui, partir en week-end, voir sa
femme. Il nous a un peu lâché la bride, nous a fait davantage confiance ».
Mais la laisse reste courte, très courte. Selmayr ne recule pas devant le
micro-management aidé en cela par sa femme, elle aussi
« Volljurist ». Ce couple sans enfant partage beaucoup :
« on a vu des notes revenir avec des post-it avec l’écriture de son épouse
que Martin avait oublié d’enlever », raconte un haut fonctionnaire. « Cela
étant, heureusement qu’il est là pour faire tourner la boutique », admet
l’un de ses critiques qui reconnait que l’administration n’est pas facile à
faire bouger. Et puis, il y a des soupapes de sûreté : « Martin
picole pas mal, c’est son côté étudiant allemand, et là il devient plus sympa,
plus humain », raconte un témoin.
Pour s’imposer au sein de la Commission, l’intelligence,
le travail, le caractère restent insuffisants : il faut aussi en connaître les
rouages sur le bout des doigts, ce qui est le cas de Selmayr comme en témoigne
son parcours : il ne lui a pas fallu dix pour se hisser au sommet de la
bureaucratie bruxelloise. Ce « Volljurist », après avoir obtenu sa
thèse (qui portait sur l’euro) à l’Université de Passau (une ville de Bavière à
la frontière autrichienne où sa future épouse a fait, au même moment, les mêmes
études que lui), est embauché par Bertelsmann, le géant allemand des médias, un
monde qui le fascine. Ce rejeton de bonne famille, petit-fils de deux anciens
officiers de la Wehrmacht devenus d’importants généraux de la Bundeswehr, fils
d’un juriste de haut vol qui a conseillé deux chanceliers, a alors 31
ans : « les études juridiques sont très longues en Allemagne », se
justifie-t-il.
En 2002, Bertelsmann l’envoie à Bruxelles où
il rencontre l’un des hommes les plus influents de la place, le député européen
Elmar Brok (CDU, démocrate-chrétien), qui siège à ce moment-là à la convention
chargée de rédiger le fameux traité constitutionnel que les Français et les
Néerlandais enterreront en 2005. Selmayr, même s’il n’est pas encarté à la CDU,
vient de rencontrer son parrain. « Il m’a demandé de rédiger un projet de
constitution », raconte-t-il : « beaucoup des amendements déposés par
le PPE (conservateurs européens) viennent de là », se rengorge-t-il. C’est
aussi pendant les travaux de la convention, qui s’achèvent en 2003 ; qu’il
rencontre la commissaire européenne Viviane Reding, une Luxembourgeoise
chrétienne-démocrate en poste depuis 1999. Elle le presse de la rejoindre :
Selmayr, qui parle couramment français, anglais et polonais en plus de
l’allemand, réussit sans problème le concours de fonctionnaire européen et se
retrouve bombardé, en 2004, porte-parole de celle qui vient d’hériter du
portefeuille de la société de l’information et des médias dans la première
commission Barroso.
C’est avec Reding qu’il découvre qu’il peut prendre le contrôle des personnes qu’il sert : « il a le goût
des coups et parfois des coups de génie », reconnaît un haut fonctionnaire,
« ce qui en interne suscite à la fois admiration et jalousie ». Par
exemple, la fin du roaming téléphonique imposé aux Etats et aux opérateurs,
c’est lui, même si c’est sa commissaire qui en tirera les bénéfices politiques.
Reding ne l’oubliera pas en le nommant en 2009 chef de son cabinet, lorsqu’elle
est reconduite pour la troisième fois comme commissaire, mais cette fois au
poste des affaires intérieures. Il la poussera à affronter Nicolas Sarkozy sur
la question des Roms roumains… Selmayr en profite pour tisser sa toile :
« il reconnaît le travail fourni et promeut des gens qui sont ensuite
prêts à mourir pour lui, comme la Bulgare Mina Andreeva ou la
franco-britannique Natasha Bertaud » qui ont aujourd’hui la haute-main sur
le service du porte-parole, raconte un chef cab.
Selmayr affirme que c’est Juncker qui est venu
le chercher en mars 2014 pour diriger sa campagne pour les élections
européennes du mois de juin, celle qui le propulsera à la tête de la
Commission. Une autre version veut que ce soit lui qui soit allé chercher le
Luxembourgeois qui n’avait alors aucune envie de mener ce combat et préférait
viser celui plus pépère de président du Conseil européen. En jouant habilement
des médias, il réussit à forcer la main d’Angela Merkel qui considérait qu’il
revenait aux chefs d’État et de gouvernement de désigner le président de la
Commission et non au Parlement européen qui voulait élire la tête de la liste
arrivée en tête aux élections. Berlin gardera un chien de ma chienne à cet
homme si peut respectueux de son pays : de fait, Selmayr, et c’est un avis
unanime, n’est pas Allemand, mais Européen et même fédéraliste européen.
Juncker sait ce qu’il lui doit et le soutient donc totalement, une situation de
force inédite dans l’histoire de la Commission : « Juncker a plus
besoin de lui que lui de Juncker », résume crument un eurocrate.
De fait, si on prête beaucoup de pouvoirs à
Selmayr, c’est parce que Juncker lui en accorde beaucoup et se repose
entièrement sur lui sans qu’on sache très bien si le premier ne pousse pas le
second dans les travers qui lui ont valu de perdre le pouvoir au
Luxembourg : ne quitter qu’en de rares occasions son bureau, ne parler aux
gens que par téléphone, mépriser ses ministres au point de ne jamais les
recevoir, tenir peu de conférences de presse… Si bien que beaucoup affirment
que Selmayr a enfermé son patron dans son bureau du treizième étage du
Berlaymont, le siège de la Commission, ce que l’intéressé dément
fermement : « vous croyez sérieusement que je pourrais enfermer
Juncker ? », s’esclaffe-t-il.
L’anecdote fondatrice de la légende Selmayr remonte
au premier semestre 2015, en pleine négociation du plan Juncker de relance
économique, lorsque les deux commissaires chargés du dossier, Jyrki Katainen,
et la commissaire au budget, la Bulgare Kristalina Georgieva, découvrent qu’il
a négocié dans leurs dos avec le Parlement et les États. Furieux, ils
débarquent dans le bureau de Juncker qui les met dehors sans ménagement :
« s’il fait votre boulot, c’est de votre faute… » Plus personne
n’osera ensuite se plaindre de « Martin ». « Quand il dit
tranquillement dans la presse allemande que les commissaires sont des
somnifères, c’est qu’il se sent autorisé à le dire », affirme un bon
connaisseur de la Commission.
Ce n’est pas un hasard « si toutes les
décisions remontent chez lui et pas chez Juncker », souligne un eurocrate.
Selmayr s’est d’ailleurs arrogé, dès novembre 2014, le pouvoir de désigner qui
il entend aux postes de direction de la Commission : une modification du
règlement intérieur a, en effet, confié le pouvoir de nomination au seul
président de la Commission, ce qui signifie à son chef de cabinet. Et il veille
à ne pas promouvoir des personnalités qui pourraient lui faire de l’ombre, à
l’image du Néerlandais Alexander Italianer, bombardé secrétaire général de la
Commission, LE poste clef de l’exécutif : un homme compétent, mais trop
aimable pour être combatif et surtout en fin de carrière, ce qui pourrait
donner un point de chute à Selmayr en novembre 2019 quand Juncker quittera ses
fonctions. C’est d’ailleurs là que se situe l’une des perversions du système :
tous les commissaires ayant choisi des fonctionnaires comme chef de cabinet,
aucun d’eux n’ose s’opposer à celui qui peut décider de leur carrière…
Cette orgie de pouvoir a pris un goût de
cendre en mai 2017, avec l'élection d'Emmanuel Macron à la présidence de la
République française. Comment son cadet, qui fut son égal comme
« sherpa » (négociateur) de François Hollande, a-t-il réussi en si
peu de temps un tel hold up dont il ne peut même pas rêver ? Un hold up à
côté duquel ses manœuvres pour s'imposer comme l'homme fort de la Commission ne
sont que des enfantillages. Une vraie blessure narcissique pour celui qui sait
désormais que, quoiqu'il fasse, son ambition ne l'emmènera sans doute jamais
au-delà du Berlaymont et qu'il restera pour longtemps un homme de l'ombre
davantage craint qu'aimé. Seul échappatoire à cet anonyme destin , le retour à
ses amours de jeunesse, le droit et la recherche : il évoque un poste de
professeur à l'Institut européen de Florence en insistant sur le fait qu'il ne
faut pas sous-estimer cette dimension de sa personnalité. Doit-on le croire?
N.B.: version longue du portrait publié jeudi 1er février dans Libération. Les contraintes de place, toujours...