En 2013, Alain Boton publie une enquête (1) consacrée à Marcel Duchamp –Marcel Duchamp par lui-même, ou presque– dans laquelle il «prouve» que cette histoire «est un fake.» Plus précisément, dit-il, les lettres enflammées que Marcel et Maria s'échangent font partie d'un montage, ou d'une sorte d'énorme mystification destinée à servir de trompe l'oeil. «C'est tout simplement une sorte de parodie moderne et en live du mythe de Tristan et Iseult, tel que son grand ami le philosophe Denis de Rougemont venait d'en faire la critique avec son livre L'amour et l'occident. Duchamp voulait montrer là encore l'emprise qu'a sur nous le mythe de l'Amour passion. Et en effet aujourd'hui tout le monde croit que Duchamp, lui si réservé, si distancié, est devenu cet amoureux transi et souffretant.» Marcel Duchamp a-t-il été amoureux ou pas ? Reprenons par le début.
Se réfugiant dans cet appartement, situé au 210 West 14th Street, Duchamp ne fit plus que travailler sur le mannequin d'une femme qu'il lui était devenu impossible de posséder. C'est en tout cas ainsi que la plupart des exégètes le disent : l'oeuvre à laquelle il se consacra en cachette, presque jusqu'à sa mort, tournait toute entière autour d'un corps de femme moulé sur celui de Maria Martins. Or qu'est-ce que le moulage, disent-ils, sinon le signe même d'une absence, la forme en creux d'une chose disparue et la trace «dans quoi se coule le manque», ainsi que le formule superbement Wajcman (L'Objet du siècle) ? Pendant toutes ces années, alors que tout le monde croyait que Duchamp avait laissé tomber l'art, il se consacra à cette oeuvre sans presque jamais cesser d'écrire des lettres d'amour à Maria. Dans certaines de ces lettres, Duchamp évoque cette oeuvre secrète (Étant donnés) comme «notre sculpture», ou «ma femme au chat ouvert» et la nomme tantôt «Notre Dame», tantôt «N.D. des désirs».
Dans Système D, Jacques Caumont et Françoise Le Penven, relèvent l'étrange dualité de l'expression «N.D des désirs» : «haine des désirs» ? Ils ajoutent que «d'ailleurs, dans l'une de ses dernières lettres à Maria, Duchamp, ne parlant plus du tout de Notre Dame des Désirs, évoquera "sa dame à la jambe coupée" !» La vengeance d'un amoureux délaissé ? De fait, Marcel Duchamp coupe bien la jambe du mannequin pour la replacer différemment, suivant un axe impossible, comme s'il voulait violenter ce corps… «1948, 1949, 1950, 1951, etc. Duchamp écrit à Maria. Jusqu'à la fin de sa vie, il lui écrira, s'enfonçant peu à peu dans la mélancolie avec des états d'âmes de plus en plus neurasthéniques. Il ne fera jamais le deuil de cet amour et au fil des ans, Notre Dame du Désir se transmutera en un cénotaphe... dédié à la mort de l'amour.» En 2007, dans une biographie quasi-exhaustive (Marcel Duchamp), Bernard Marcadé livre au public de larges pans de cette correspondance, jamais publiée, qui fut vendue en 2006 chez Sotheby's à Paris.
La suite, mercredi
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A LIRE : Marcel Duchamp par lui-même (ou presque), d'Alain Boton, Editions Fage, 2013.
Marcel Duchamp. La vie à crédit, de Bernard Marcadé, Paris, Flammarion, coll. Grandes biographies, 2007.
Un échec matrimonial. Le cœur de la mariée mise à nu par son célibataire même, de Sarazin-Levassor Lydie, Les presses du réel, 2004.
Duchamp, A biography, de Tomkins Calvin, New York, Henry Holt, 1996.
L'Empreinte, de Georges Didi-Huberman, Paris, Éd. du Centre-Pompidou, 1997.
CET ARTICLE FAIT PARTIE D'UN DOSSIER EN TROIS PARTIES : «Duchamp : «une horreur presque maladive de tout poil»» ; «Marcel, martyr de l'amour ?» ; «Jules et Jim : une histoire vraie»
EN SAVOIR PLUS : «Art contemporain, le scandale comme moteur ?»
NOTES
(1) Alain Boton a grandi à Clichy sous bois. Devenu voyou, puis alcoolique, il a fait une cure de désintoxication «sûrement plus utile qu'un doctorat de sémiologie», dit-il, pour étudier Duchamp c'est-à-dire la question de l'identité. Après quoi, il a été embauché au Centre Pompidou… La suite de l'histoire, ce chercheur sans baccalauréat la raconte dans une autobiographie : Duchamp d'une vie.
(2) Selon Francis Naumann, Duchamp et Maria ont eu une liaison de 1946 à 1950, l'année où Martins est définitivement retournée au Brésil (Source : Étant Donnés : 1° Maria Martins, 2° Marcel Duchamp, de Naumann Francis, Paris, L'Echoppe, 2004). Sur Wikipedia, la relation a duré de 1947 à 1951. Comme il est impossible de savoir, beaucoup d'exégètes se contentent de dire que la relation a progressivement décliné…