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Libération
TRIBUNE

Après Oxfam, décoloniser l’humanitaire

Des responsables de l’ONG sont accusés d’avoir eu recours, en Haïti et au Tchad, à des prostituées qu’ils rémunéraient sur les deniers de l’organisation. Une dérive de l’héritage colonial de l’humanitaire explique le sentiment de toute-puissance d’une petite minorité.
Aux environs de Port-au-Prince, à Haïti, en février, près d'un camp humanitaire installé en 2010 après le tremblement de terre. (Photo Andres Martinez Casares. Reuters)
par Thomas Dietrich, ancien haut fonctionnaire au ministère de la Santé, et écrivain
publié le 20 février 2018 à 17h56
(mis à jour le 20 février 2018 à 18h50)

L’humanitaire n’a pas échappé à la tourmente #MeToo. Des responsables de l’ONG britannique Oxfam sont accusés d’avoir eu recours, en Haïti et au Tchad, à des prostituées qu’ils rémunéraient sur les deniers de l’organisation. Ce n’est toutefois pas la première fois que l’humanitaire se retrouve dans l’œil du cyclone, pour des affaires de mœurs ou pour tout autre chose.

En 2007 par exemple, l'association française l'Arche de Zoé tenta d'exfiltrer 103 orphelins de l'enfer de Darfour pour les faire adopter par des familles dans l'Hexagone. Sauf que ces orphelins ne l'étaient en réalité pas et les membres de l'Arche avaient trompé les parents de ces enfants en leur cachant qu'ils allaient être emmenés loin de chez eux. Au-delà des affaires qui surviennent à intervalle régulier est apparue depuis le début des années 90 une critique de fond sur le rôle même de l'humanitaire. En effet, celui-ci est accusé d'être le faux-nez d'un impérialisme politique qui ne dit pas son nom, au profit de telle ou telle grande puissance. Au nom du controversé droit d'ingérence humanitaire, des forces occidentales sont intervenues en Somalie, en ex-Yougoslavie ou encore en Libye en 2011. Rony Brauman, pourtant ancien président de MSF, affirma d'ailleurs que l'intervention française pour renverser Kadhafi avait été justifiée par «un bobard», à savoir le danger d'extermination dans lequel se seraient trouvés - à tort ! - les habitants de Benghazi.

Pourtant, l’humanitaire a longtemps été auréolé de l’immunité que l’on prête aux grandes causes. Il s’est imposé dans la conscience collective à l’occasion de l’effroyable guerre du Biafra (1967-1970). C’est à cette occasion que les french doctors entrèrent en scène. Grâce à une médiatisation importante, les fondateurs de MSF réussirent à mobiliser l’opinion et à faire affluer des dons qui permirent de sauver des dizaines de milliers de vies. Tous les baby-boomers se souviennent d’avoir vu à la télévision les petits spectres du Biafra aux ventres gonflés dans les bras de Bernard Kouchner.

C'est ainsi que, dès la fin des années 60, l'humanitaire est devenu un mythe. Les enfants ne rêvaient plus d'être pompiers, ils voulaient devenir french doctor. Il faut dire que l'époque se prêtait à la surenchère caritative, avec la multiplication de collectes pour des contrées dont les Français ignoraient tout, excepté qu'elles croupissaient dans une misère innommable. Comme aujourd'hui, les abus étaient fréquents, l'aide collectée n'arrivait pas à destination, mais au fond, ce n'était pas le plus important car comme le souligne le sociologue Alain Accardo, «l'essor sans précédent des associations humanitaires doit sa vigueur au fait que le malaise moral des classes moyennes s'est considérablement accentué avec le reflux des espérances révolutionnaires». En somme, il ne s'est jamais tant agi d'aider l'autre, celui qui souffre de la guerre ou de la famine, que de soulager sa conscience en pratiquant la charité, quitte à ce que cette charité soit inutile.

En parallèle, l'aide humanitaire est rapidement devenue l'héritière d'une geste messianique, souvent teintée de racisme, qui a cours dans notre pays depuis la fin du XVIIIe siècle. Inspirée par les idéaux des Lumières, une petite frange de l'élite intellectuelle, Brissot et l'abbé Grégoire en tête, s'était alors mise à «défendre les Noirs». Ce mouvement de fond s'est perpétué avec la colonisation et deux de ses mamelles : l'évangélisation et la fameuse «mission civilisatrice de la France» de Jules Ferry. Il est peut-être difficile de comprendre le lien de filiation existant entre le volet «social» de la colonisation et, de nos jours, les mastodontes de l'humanitaire ou des lycéens proposant leur aide au supermarché pour financer la construction d'un puits au Bénin. Pourtant, derrière les bons sentiments, on trouve toujours ce même rapport de domination, conscient ou inconscient. L'aide humanitaire ne procède pas tant d'une volonté d'aider le dominé, que d'une manière de se conforter dans son rôle de dominant. De plus, il repose souvent sur la certitude que les (anciens) colonisés seraient incapables de s'en sortir par eux-mêmes. Ils auraient besoin que d'autres, des étrangers qui ne connaissent pourtant rien à leurs réalités, se portent à leur secours. C'était vrai pour Ferry. C'est vrai aussi pour une branche de l'humanitaire d'aujourd'hui, qui ne conçoit autrement l'aide apportée que comme une aumône de la toute-puissante Occident faite à des pays pauvres supposément en manque de tout, de biens autant que de compétences. Il suffit d'ailleurs d'écouter l'argumentaire des représentants des grandes ONG qui abordent les passants aux carrefours parisiens ; afin de pousser le quidam au don, ils créent chez lui un sentiment de culpabilité. Et, sans le savoir, ils jouent aussi sur cette prétention universaliste bien française d'être, comme l'écrivait Malraux, «une figure secourable pour tous les hommes», y compris pour ceux que Gobineau et Ferry ont qualifiés de «races inférieures».

Et même s’il faut distinguer les professionnels du secteur d’amateurs irresponsables comme ceux de l’Arche de Zoé, c’est là que se situe tout le drame de l’humanitaire. Car c’est cet héritage colonial qui explique en partie le sentiment de toute-puissance d’une petite minorité ; et qui les conduit à bafouer l’éthique qu’ils sont censés adopter en mission à l’étranger. C’est encore dans cet héritage colonial que l’on trouve les racines du tourisme humanitaire ou «volontourisme», cet insupportable commerce voyeuriste où des Européens croient faire une bonne action en distribuant de l’aspirine ou en dispensant, appareil photo en bandoulière, deux heures de cours d’anglais à des petits Cambodgiens. Ces scènes rappellent furieusement ces bourgeois qui pensaient s’acheter un coin de paradis en nourrissant les Pygmées du zoo humain de Vincennes, lors de l’Exposition coloniale de 1931.

Enfin, les représentations mentales héritées de la colonisation impactent l'efficacité même de l'humanitaire, notamment en Afrique ; en partant du postulat erroné que l'aide apportée n'est pas un échange si ce n'est celui de la richesse contre de la reconnaissance, voire contre de la soumission, en persistant à croire que les Africains ne peuvent en rien être les contributeurs de leur propre développement, en figeant dans les imaginaires à grands renforts de publicités misérabilistes, l'image d'Epinal d'un continent arriéré, lardé de guerres et d'épidémies, nombre d'ONG se privent de l'opportunité de faire coïncider leurs actions et les besoins réels des populations. Si on ajoute à cela l'instrumentalisation de l'humanitaire à des fins politiques, les accusations de mercantilisme ou de corruption portées contre les grandes ONG - «Elles sont devenues un business», assure Sylvie Brunel, l'ancienne présidente d'Action contre la faim -, cela forme un cocktail explosif qui explique largement pourquoi les travailleurs humanitaires étrangers sont de plus en plus vilipendés dans les pays pauvres.

Que faire, face à ce constat alarmant ? Car ce serait faire preuve de mauvaise foi que d'accuser l'humanitaire de tous les maux. Dans leur majorité, les actions menées par les ONG internationales ont un impact positif, bien que perfectible. Même si ce n'est pas sa vocation première, l'humanitaire peut donc demeurer un levier du développement. Mais dans une durée limitée dans le temps et sous certaines conditions. Il est d'abord urgent de le dépolitiser. Les ONG doivent éviter le mélange des genres et laisser la nécessaire dénonciation des atteintes aux libertés fondamentales et à la vie humaine aux organisations de défense des droits de l'homme. Le droit d'ingérence humanitaire ne saurait être plus longtemps, comme le dénonçait le romancier ivoirien Ahmadou Kourouma, «le droit qu'on donne à des Etats d'envoyer des soldats dans un autre Etat pour aller tuer des pauvres innocents chez eux, dans leur propre pays». Il faut rendre à l'humanitaire une neutralité nécessaire à sa bonne acceptation par des populations de plus en plus réticentes à toute forme d'ingérence étrangère.

Ensuite, il convient que la communauté humanitaire se dote d’une éthique irréprochable, en ligne avec les valeurs morales prônées. Notamment sur la question de la prédation sexuelle, au cœur de l’affaire Oxfam ; il apparaît inacceptable qu’en 2018 des femmes soient chosifiées par des travailleurs humanitaires occidentaux, profitant de la misère ambiante et d’une certaine impunité (ils sont généralement couverts par leur employeur) pour les contraindre à des pratiques dégradantes. Ces situations renvoient d’ailleurs à bien des égards au droit de cuissage du maître envers ses esclaves «de couleur» dans les plantations de Virginie.

Il faut enfin, et surtout, décoloniser l’humanitaire, le «désoccidentaliser». Pour qu’il ne soit plus considéré comme un héritier en ligne droite des empires coloniaux, pour qu’il ne soit plus une «Françafrique soft», les organisations humanitaires internationales doivent s’appuyer davantage sur des structures locales, composées de personnels locaux, y compris à leur tête. Les Nations unies s’y prêtent déjà, avec succès. Au Tchad, une modeste ONG telle qu’Ades (Agence pour le développement économique et social) a bénéficié du soutien du Haut-Commissariat aux réfugiés pour devenir, en l’espace de vingt ans, une structure forte de près de 1 000 employés intervenant dans 5 pays, disposant d’un siège consultatif au Conseil économique et social des Nations unies et surtout d’une expertise reconnue.

Ne reste plus qu’à souhaiter que l’ensemble des organisations humanitaires internationales suivent cet exemple et remplissent à l’avenir un rôle peut-être moins visible, mais tout aussi essentiel ; celui de contributeur aussi bien dans le domaine financier que dans celui du transfert de compétences. De surcroît, avec le recul progressif de la mal gouvernance dans les pays pauvres, les pouvoirs publics seront de plus en plus aptes à pallier les besoins de leurs administrés. Ce phénomène rendra en grande partie anachronique la présence d’ONG étrangères, qui jouent encore trop souvent le rôle d’Etats dans l’Etat, dans un provisoire qui dure.

Alors, l’humanitaire se verra-t-il peut-être cantonné à ce qu’était sa mission originelle. Celle que lui avait assignée Henri Dunant, le fondateur de la Croix-Rouge, en secourant les blessés sur le champ de bataille de Solférino en 1859 : l’aide d’urgence. Car rien ne pourra remplacer l’action des majors de l’humanitaire à l’occasion d’une catastrophe, un tremblement de terre ou une guerre civile. Là, le secours apporté par ces structures ne relève pas d’un quelconque inconscient colonial, mais tout simplement de la nécessité de sauver des vies humaines.

Auteur de : les Enfants de Toumaï, (Albin Michel).