Depuis le début de l'année, la Corée du Nord s'emploie à se prémunir contre l'hypothèse d'une frappe préemptive américaine. Dans cette perspective, se rapprocher de Séoul et renouer un dialogue intercoréen est une option précieuse. Elle s'inscrit dans la dynamique des projets de rapprochement et de réunification pacifique entre les Corées dont l'aboutissement le plus poussé reste la «sunshine policy» [la «politique du rayon de soleil», ndlr] du président sud-coréen Kim Dae-jung, entamée dans les années 2000. Elle comporte en outre le calcul sous-jacent d'éloigner Séoul de Washington et de fragiliser l'alliance de sécurité entre les Etats-Unis, la Corée du Sud et le Japon. En dépit des déclarations sur la solidité de la coopération stratégique entre Washington et Séoul, les rapports restent distants entre Donald Trump et son homologue sud-coréen. Cette option soulève plusieurs questions.
Faut-il croire à la menace de frappes américaines contre Pyongyang ?
La multiplication des allusions américaines sur le recours à une option militaire a introduit un élément d’incertitude dans le jeu de Kim Jong-un. Le président Trump semble vouloir prendre le risque de déclencher des ripostes nord-coréennes sur Séoul et/ou Tokyo en prenant l’initiative d’attaques ciblées. Seraient ainsi visés des sites de lancement nord-coréens, mais aussi les centres de pouvoir, avec des frappes de décapitation. La demande de plans d’attaque au général McMaster, conseiller à la sécurité nationale de Trump au Pentagone, pourrait tout autant constituer un élément d’une campagne de désinformation et de guerre psychologique mûrement pesées. Si l’on en juge par l’intense travail des responsables politiques chinois et russes pour canaliser les pressions américaines avec la proposition de double moratoire - gels des tirs nord-coréens contre gel des exercices d’entraînement majeurs américano-sud-coréens -, l’hypothèse d’une frappe américaine est prise très au sérieux à Pékin et à Moscou.
Quelle est la place de la Corée du Sud ?
On le sait, la politique d’ouverture de Séoul vers le Nord et les relations intercoréennes se sont toujours heurtées à un fort scepticisme américain. L’espoir de l’actuel président sud-coréen, Moon Jae-in, est de faciliter l’engagement de discussions sur le dossier nucléaire entre les Etats-Unis et la Corée du Nord en se servant des relations intercoréennes et du contexte de détente créé par les Jeux olympiques. Cet objectif s’articule partiellement avec ceux de Kim Jong-un. Après la campagne de tirs intensive conduite en 2017, ce dernier juge son programme assez convaincant sur le plan stratégique pour lui permettre de valider le statut d’Etat nucléaire. Dans son discours du nouvel an, il s’est employé à souligner la crédibilité de son outil nucléaire en évoquant les conditions d’un engagement. L’allusion au «bouton nucléaire» voulait souligner que, au-delà des capacités technologiques, il existait une rationalité politico-militaire, avec une doctrine d’emploi visant à protéger la souveraineté du pays.
Quels sont les calculs de Kim Jong-un ?
La Corée du Nord ne veut pas de conflit avec les Etats-Unis. Dans l’hypothèse d’une crise militaire, Pyongyang sait que, s’il peut infliger d’importants dommages aux alliés sud-coréens et japonais des Etats-Unis, et sans doute aux Etats-Unis eux-mêmes, finalement il sera défait par la puissance américaine. Au-delà du coût humain, le coût politique de la défaite serait fatal au régime nord-coréen. La participation nord-coréenne aux JO de Pyeongchang a dédramatisé la situation sur la péninsule et a permis à Kim Jong-un de jouer l’apaisement en proposant la tenue d’un sommet intercoréen. Que Pyongyang soit prêt à s’engager dans des échanges avec Séoul ne veut pas dire qu’il envisage un compromis sur le nucléaire. Mais le temps du dialogue permettra de «lisser» l’image de la Corée du Nord et pourrait inciter l’administration Trump à adopter une posture moins belliqueuse. Les deux Corées partagent le même souhait de voir s’éloigner la menace américaine d’une frappe préemptive. Mais chacune devra composer avec Washington. Le président Moon ne peut mettre en péril l’alliance américano-sud-coréenne dont dépend étroitement la sécurité de son pays. Le sommet intercoréen pourrait donc n’être qu’un ajustement tactique temporaire pour le jeune dirigeant nord-coréen, décidé à conserver la maîtrise de son programme nucléaire. L’année 2018 est importante pour le régime, qui entend fêter, en septembre, les 70 ans de la création de la République populaire démocratique de Corée. La venue du président sud-coréen à Pyongyang dans le cadre d’un sommet intercoréen et l’image d’unité de la nation coréenne qu’elle renverrait ne peuvent que constituer un des moments forts des célébrations à venir.
Quel rôle l’Europe peut-elle jouer ?
Vu d’Europe, il faut comprendre que le dilemme du président Moon est aussi le nôtre. Refuser une frappe préemptive américaine ne revient pas à accepter une Corée du Nord nucléaire. Par ailleurs, comment justifier le bien-fondé des sanctions décidées par la communauté internationale dans le but d’amener la Corée du Nord à négocier si l’un de ses membres, les Etats-Unis, décidait unilatéralement d’une action militaire ? Une telle initiative réduirait à néant le fragile consensus obtenu au sein du Conseil de sécurité des Nations unies sur lesdites sanctions et rejetterait inévitablement la Chine et la Russie aux côtés de Pyongyang. Quels que soient, de part et d’autre, les mobiles présidant à la tenue d’un sommet intercoréen, il faut aussi le voir comme une des étapes du long et laborieux processus de normalisation de la question nord-coréenne.