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Libération
Chronique «Médiatiques»

Julien Denormandie et autres extraterrestres

Le fait que le secrétaire d’Etat auprès du ministre de la Cohésion des territoires puisse énoncer un chiffre indécent sur les SDF à une heure de grande écoute sans être corrigé immédiatement est en soi inquiétant.
Un abri de fortune dans le tunnel des Halles. (Photo Cyril Zannettacci pour Libération)
publié le 25 février 2018 à 17h46
(mis à jour le 25 février 2018 à 18h27)

Donc, Julien Denormandie, jeune secrétaire d'Etat auprès du ministre de la Cohésion des territoires, restera comme l'un des emblèmes de la cécité sociale macronienne, pour avoir estimé à «une cinquantaine» le nombre de personnes qui dorment chaque nuit dans la rue en Ile-de-France. Rappelons que quelques jours plus tard, au cours d'un comptage réalisé avec le concours de 1 700 volontaires, la mairie de Paris, pour sa part, en a recensé 3 000 pour la seule capitale, l'effectif total semblant plutôt proche de 5 000.

L’indécente estimation du ministre a été avancée le 30 janvier. Julien Denormandie est ce matin-là l’invité de Léa Salamé sur France Inter. On est à l’heure de la plus grande écoute, sur la plus grande radio publique du pays.

Julien Denormandie est venu répondre à un rapport très critique de la Fondation Abbé-Pierre sur le mal-logement. Il s'exprime avec douceur et un grand renfort de statistiques. Impossible de trouver plus compatissant que lui quand il souligne qu'«un Français sur cinq a froid chez lui». On le sent prêt à partir, là, tout de suite, avec ses statistiques palpitantes, pour réchauffer ce Français sur cinq.

Il est modeste - «la baisse des APL de 5 euros, c'était pas une bonne mesure» -, plein de bonne volonté - «on va rénover 150 000 appartements par an», entraînant et convaincant - «les bailleurs sociaux feront une baisse des loyers» -, ce qui ne l'empêche pas de développer une vision stratégique - «il faut constituer des bailleurs sociaux plus forts, capables d'accueillir des publics plus fragiles». Quant au bilan du gouvernement, il est en béton : «Depuis le 1er novembre, 13 000 places ont été ouvertes. Ces 13 000 places permettent à tout homme, à toute famille qui appelle le 115 de se voir proposer une solution adaptée.»

Et soudain tombe la question fatidique de Salamé. : «Il y a combien de personnes qui ont dormi dehors cette nuit ? Vous le savez, ça ?» Une milliseconde d'hésitation, et : «Les chiffres que nous avons, c'est à peu près une cinquantaine d'hommes isolés en Ile-de-France, pour être très précis.» Murmure imperceptible de Léa Salamé.

Et ensuite ? Ensuite, rien. Aucune contradiction. Pas d’explosion de rire ni de colère. Le compatissant jeune homme repart sur ses rails statistiques.

Plus tard, dans la matinée, la vidéo mise en ligne par France Inter n'est pas titrée sur «la cinquantaine d'hommes isolés». Elle est titrée sur un autre chiffre (un de plus) : «On va faire sortir 5 000 ménages de l'hébergement d'urgence.» Pas davantage que Léa Salamé (élue, l'an dernier, meilleure intervieweuse de France, rappelons-le), les journalistes chargés de la préparation de cette vidéo n'ont tiqué sur cette «cinquantaine». Dans les jours suivants, devant le tollé, Denormandie rectifiera son chiffre : il voulait parler du nombre quotidien d'appels au numéro d'urgence, le 115. Sans doute personne ne lui avait-il dit que le 115 est, pour la plupart de ceux qui appellent, injoignable.

Après cette énormité, Denormandie devient logiquement la cible de l’opposition. C’est légitime. Il est légitime de se demander si ce jeune homme circule parfois à Paris. Pas forcément à pied, ne demandons pas l’impossible. Mais même en voiture, même conduit par un chauffeur, même par-dessus l’épaule des gardes du corps, même à travers des vitres teintées, il est impossible de ne pas les voir, ces silhouettes couchées dans les rues, sur les bouches d’aération, dans les porches d’immeuble, partout où il est possible d’être un peu au chaud, ou vaguement au sec. Il est impossible de ne pas le voir, ce mobilier urbain vivant. Partout. Dans les quartiers pauvres, comme dans les quartiers des ministères. Partout on slalome, partout on esquive. Partout.

Comme tous les Parisiens, Denormandie détourne sans doute le regard. Mais, si promptement que l’on détourne les yeux, on a enregistré, on a vu. La vision s’est inscrite. On ne peut pas dire qu’on ne sait pas.

Il est donc légitime de se demander comment vit Julien Denormandie. Mais pas seulement lui. Si Julien Denormandie peut proférer, à l’heure de la plus grande écoute de la radio nationale, sans être le moins du monde contredit, une énormité aussi énorme, n’est-ce pas parce que tous ceux qui l’entourent à ce moment-là, dans le studio de France Inter, sont, eux aussi, des extraterrestres ?