Questions à Sidy Cissokho docteur en science politique. Il travaille actuellement
comme assistant de recherche à l'université d'Édimbourg dans le cadre du projet
AFRIGOS (African Governance and Space). Sa thèse portait sur la vie quotidienne
des professionnels du transport au sein des gares routières au Sénégal. Ses travaux se concentrent désormais
sur la politique des bailleurs internationaux et notamment de la Banque
mondiale en termes d'infrastructures de transport en Afrique.
Peut-on parler de la ou des
Banque(s) mondiale(s) ?
Qu’ils s’agissent des débats sur la dette ou de ceux sur les plans
d’ajustement structurel, on parle souvent de la Banque mondiale au singulier,
comme s’il s’agissait d’une personne. Pourtant, lorsqu’on décide de s’y intéresser
de plus près, on découvre très vite qu’il ne s’agit pas d’une institution
uniforme et homogène. Ce qu’on appelle communément La Banque mondiale est en
fait un rassemblement d’institutions avec des histoires et des cultures
différentes.
Par exemple, l’IDA (International Development Association) et l’IFC
(International Finance Corporation) n’ont pas grand-chose à voir. Les employés
de l’IFC et de l’IDA ne travaillent même pas dans les mêmes buildings à
Washington. La première des deux organisations prête au pays les plus pauvres
et les plus endettés, donc directement aux États. La seconde, en revanche, ne
prête qu’aux entreprises. À l’inverse de l’IDA, elle ne faisait pas partie de
la Banque à ses débuts mais a été créée relativement sur le tard en 1956. En
interne, ces différences se retrouvent chez les employés, dans la façon dont ils
conçoivent leur travail. Les employés de l’IFC envisagent leur travail comme similaire
à un travail classique dans une banque privée, leur profil est d’ailleurs
proche des employés de ce secteur. Beaucoup d’entre eux en proviennent
d’ailleurs.
En revanche, les employés de l’IDA envisagent leur travail comme plus
proche de celui de ceux d’une banque publique, cela signifie pour eux qu’ils
accordent une plus grande importance à leur mission de développement que ceux
de l’IFC. Ils ont aussi des profils sensiblement différents, assez hétéroclites
pour tout dire. On retrouve parfois des ingénieurs des grandes écoles
mondialement connues comme le MIT, des généralistes sortis de Sciences Po ou
des grandes universités américaines, d’anciens fonctionnaires de pays aidés par
la Banque et recrutés à la suite de collaborations avec cette dernière, des
personnes avec plusieurs années d’expérience en tant que consultant et ayant
même parfois vécu en Afrique. Les deux organisations ont pourtant toutes deux
le même statut, elles font partie du « Groupe Banque mondiale » et
donc, à ce titre, des institutions spécialisées des Nations Unies. On pourrait
introduire les mêmes nuances entre les services ou encore entre les aires
géographiques au sein des différentes entités composant la Banque mondiale.
Comment les actions de la
Banque mondiale ont-elles évolué sur le continent africain depuis les années
1980 ?
Ce qu’on a le plus souvent tendance à appeler la Banque mondiale lorsqu’on
parle de l’Afrique sont l’IDA, que l’on a déjà évoqué, et l‘IBRD (Banque
internationale pour la reconstruction et le développement). Ces parties du
Groupe Banque mondiale se consacrent aux pays les plus pauvres et financent
directement les États. De nos jours, la plupart des prêts qui sont faits par
ces organismes sont des prêts à faible taux d’intérêt voire même des donations
lorsqu’il s’agit de l’IDA. En plus, la Banque mondiale est maintenant en
concurrence avec pas mal d’autres donateurs comme la Banque Africaine de Développement
ou des bailleurs bilatéraux comme la Chine, ce qui a tendance à abaisser ses
exigences. Mais cela ne veut pas dire pour autant que le problème d’ingérence
posé par la dette, les conditionnalités et les plans d’ajustement structurel sont
réglés. De façon inattendue, l’influence des employés de la Banque sur la
définition des politiques publiques des pays africains ne passe pas que par des
réformes purement économiques, mais par des projets aussi anodins que le
financement d’infrastructures.
Dans le secteur du transport auquel je m’intéresse plus particulièrement
dans le cadre de mes recherches, le cœur de l’action de la Banque en Afrique (pour
ne pas dire de l’IDA et de l’IBRD) a toujours été la construction
d’infrastructures. De la fin des années 60, au moment où la Banque a commencé à
massivement prêter aux gouvernements africains, à la fin des années 80, la
Banque a financé des kilomètres et des kilomètres de routes partout sur le
continent. Dans le vocabulaire de la Banque, il ne s’agissait à l’époque que de
projets d’infrastructures « hard », c’est-à-dire des projets de pure
construction. Durant les années 1970, il y a eu ainsi jusqu’à deux divisions
entières en charge de confectionner et de suivre les projets routiers financés
par la Banque, et je ne parle pas même pas des projets de ports et de rail. Les
employés de la Banque en charge de suivre les projets allaient assez loin dans
ce suivi, ils ne se contentaient pas de prêter de l’argent. Ils visitaient
régulièrement les projets en cours sur place, étaient en contact avec les
fonctionnaires nationaux en charge de les réaliser de façon très régulière,
supervisaient le projet de loin grâce aux consultants qu’ils embauchaient pour
être présents sur place pendant les années de réalisation du projet…C’est
d’ailleurs toujours valable aujourd’hui.
La fin des années 1980 marque un vrai tournant pour ce type de prêt et de
projets, au moins pour le continent africain. À partir de ce moment, la Banque
associe au « hard » de plus en plus de « soft ». Dans le
vocabulaire de la Banque, cela signifie que la construction d’infrastructures est
de plus en plus associée à des réformes institutionnelles. On voit cela assez
clairement dans les archives des projets de la Banque où les justifications
entourant les projets deviennent beaucoup plus larges, en lien avec des
problématiques comme l’amélioration des échanges commerciaux sur le continent,
l’intégration régionale et même la lutte contre le VIH dans des projets plus récents.
C’est comme si, d’un coup, le lien entre construction d’infrastructures et
développement ne semblait plus aller de soi. Il ne s’agit pas que d’un
changement rhétorique. Cela a un impact sur la forme des projets d’infrastructures
qui sont désormais liés à des réformes institutionnelles englobant par exemple les
douanes, la création d’organismes de gestion parallèles aux administrations ou
encore des changements profonds dans la législation des pays concernés.
Ce changement est-il le résultat
d’un parti pris idéologique ou un bouleversement au sein de la Banque mondiale ?
On pourrait imputer ce passage de type de projets d’infrastructures
« hard » à un type de projets d’infrastructures « soft » à
des changements purement idéologiques, les mêmes que ceux qui auraient guidé la
mise en place des plans d’ajustement structurel à la même époque. J’ai été cependant assez surpris de découvrir
que la plupart des employés qui avaient porté ces réformes au sein de la Banque
à cette époque, étaient en fait plutôt hostiles au plan d’ajustement structurel
et par ailleurs assez critiques sur la politique de la Banque menée jusque-là
en matière d’infrastructures.
En fait, l’émergence de ce type de projet est plutôt permise par un
concours de circonstances. C’est assez peu connu, mais l’histoire de la Banque
mondiale est jalonnée de réformes internes parfois très violentes. L’une des
plus violentes a eu lieu durant l’année 1987, justement au moment de ce
tournant. À la suite de cette réforme, des centaines de personnes ont été renvoyées. Le
personnel de l’époque parle d’un véritable jeu de chaises musicales pour les
personnes restantes.
Je pense que c’est d’abord à l’aune de ce contexte qu’il faut lire ce
changement dans les politiques de la Banque en matière d’infrastructures. Face
à ces bouleversements internes, une partie des employés de la Banque a dû
redéfinir la place qu’elle y occupait. Des ingénieurs jusqu’ici cantonnés à des
tâches techniques dans le suivi des projets, frustrés par cette situation et
par la forme des projets passés se sont alors imposés comme une nouvelle
sorte de généralistes au sein de la Banque notamment grâce à ce type de projet.
Cela a encore été renforcé par le nouveau type de management imposé par la réforme
de 1987, beaucoup plus accès sur un mode de fonctionnement par projet et donnant
une marge de manœuvre plus importante au staff opérationnel. Sur ce point, la
ressemblance entre cette réforme interne de la Banque et le basculement plus
large dans le monde de l’entreprise décrit par Eve Chiapello et Luc Boltanski dans
« Le nouvel esprit du capitalisme » pour la même époque est frappante.
Les projets d’infrastructures « soft » et les nouveaux discours qui
allaient de pair ont ensuite été soutenus par les managers, soucieux de
défendre le budget des divisions infrastructures à un moment où les projets de
la Banque devaient désormais répondre au nouvel impératif de la lutte contre la
pauvreté.