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Libération
Chronique «Historiques»

«Pardon me» ?

Alors que la Grande-Bretagne se demande si elle doit gracier, post mortem, les suffragettes, la France hésite à commémorer Maurras. Et si on rendait hommage, dès aujourd’hui, à ceux qui en valent la peine ?
Schoolchildren wave union flags as they wait for Britain's Queen Elizabeth and Prince Philip to arrive for a service of thanksgiving at Saint Macartin's Cathedral in Enniskillen, Northern Ireland June 26, 2012. Queen Elizabeth arrived in Northern Ireland on Tuesday for a two day visit to celebrate her Diamond Jubilee. REUTERS/David Moir (NORTHERN IRELANDROYALS SOCIETY - Tags: ROYALS ENTERTAINMENT SOCIETY EDUCATION) (Photo David Moir. Reuters)
publié le 28 février 2018 à 17h06
(mis à jour le 28 février 2018 à 18h30)

Oscar Wilde, à qui on a attribué tous les traits d'esprit de la terre, a déclaré un jour qu'il pouvait parler de n'importe quel sujet au pied levé. Un ami l'a pris au mot et lui a proposé : la reine. Réponse : «The Queen is not a subject.» «La reine n'est pas un sujet.» La reine est même tout sauf un sujet, puisqu'elle est «la reine», et qu'elle règne sur ses sujets. Le seul non-sujet d'Angleterre, justement, c'est la reine. On a presque envie de dire : «la pauvre».

Or, c'est elle qui, en 2013, a gracié Alan Turing, mathématicien de génie qui était parvenu à casser le code de la fameuse machine «Enigma», grâce à laquelle les nazis cryptaient leurs messages. Ce fut un tournant dans la Seconde Guerre mondiale. Seulement voilà, Alan Turing était gay. Il s'est fait arrêter en 1952 pour «gross indecency», après avoir avoué entretenir une relation avec un homme. A l'époque, l'homosexualité est un délit passible de prison en Angleterre et au pays de Galles. Ce sera le cas jusqu'en 1967. Il faudra attendre 1980 et 1982 pour qu'elle soit respectivement légalisée en Ecosse et en Irlande du Nord.

Condamné, Alan Turing choisit, en échange de sa libération, la castration chimique via des injections d'œstrogène de synthèse, qui le rendront finalement impuissant. Il se suicide au cyanure deux ans plus tard, à 41 ans. C'est cet homme, père de l'informatique moderne, que la reine a pardonné en 2013 - la «grâce» se dit pardon en anglais. (Je remarque en passant qu'Alan Turing s'est fait arrêter le même mois où Elizabeth II est montée sur le trône). Elle ne lui a pas présenté ses excuses, non, n'a pas déclaré à quel point l'Angleterre regrettait son attitude et avait honte de ses lois infâmes, comme l'a fait le gouvernement de Gordon Brown en 2009, non. Elle a royalement effacé ses fautes, à titre posthume. C'est un geste très rare, qui relève de ce que la Couronne nomme : Royal Prerogative of Mercy.

Une loi d’amnistie suivra, dite, par commodité, «loi Alan Turing», votée en 2017. Sur les 65 000 gays dont le casier judiciaire était entaché, 49 000 étaient morts. Oscar Wilde, pardonné par celle qu’il éleva au rang de «non-sujet», était du lot. Amen, et paix à son âme de génie.

Aujourd'hui, alors que l'Angleterre s'apprête à célébrer le centenaire du droit de vote pour les femmes (1918), c'est au tour des suffragettes d'être considérées parmi les candidat·e·s à l'amnistie. Mais la ministre de l'Intérieur, Amber Rudd, a déjà prévenu que l'affaire s'annonçait «compliquée» à cause de la nature variable des condamnations. Jeremy Corbyn a quant à lui fait savoir qu'un gouvernement dirigé par le Labour Party amnistierait toutes les suffragettes et a préféré insister sur les violences non pas commises mais subies par des femmes insultées, brutalisées, qu'on a nourries de force en prison lorsqu'elles faisaient la grève de la faim. S'en est suivi, durant tout le mois de février, une polémique dans la presse anglaise, sur cette amnistie tantôt considérée élémentaire et nécessaire, paternaliste et à la limite de l'insulte, ou tout cela à la fois.

«Soyez héroïques, vous serez pardonné·e·s.» C’est ce que semble dire en substance la Grande-Bretagne à ses figures exemplaires. De quoi donner envie de se dévouer à la patrie, à la défense de la liberté et des droits humains.

La grâce royale et l'amnistie judiciaire britanniques, qui comportent des complications juridiques objectives, posent surtout la question des politiques à adopter au regard de l'histoire. Que faire du passé ? Au Canada, Justin Trudeau a fait des excuses publiques son fer de lance. A deux reprises déjà depuis 2015, il a présenté ses excuses aux autochtones. Le 28 novembre dernier, se disant «pétri de honte et de tristesse», il a présenté à la Chambre des communes d'Ottawa, en essuyant ses larmes, les excuses officielles du gouvernement pour «des décennies de discrimination systémique envers les personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, transgenres, queer et bispirituelles [terme des autochtones, ndlr]». Cette politique proactive s'accompagne de décisions très concrètes, puisque la même semaine il a déposé un projet de loi pour radier les condamnations pour homosexualité, avant la dépénalisation de 1969, et ordonner la distribution de 72 millions d'euros de dommages et intérêts aux 3 000 fonctionnaires poursuivis en raison de leur orientation sexuelle.

En France, la polémique tourne autour d'un autre problème : «Commémorer, est-ce célébrer ?» Céline, Maurras, on hésite, on tergiverse et on s'empêtre dans les problèmes d'un passé qui ne passe pas. Hier, l'Assemblée voulait faire reconnaître les «bienfaits de la colonisation», le lendemain le candidat (heureux) à l'élection présidentielle déclarait que la colonisation était un «crime contre l'humanité» avant de se rétracter. Et si l'on rendait hommage à ceux qui en valent la peine ?

Alors que j'écris ces lignes, j'apprends la mort d'Huguette Oury. Personne ne sait qui était Huguette Oury. On dira : «C'était la femme de Jean Oury», l'un des fondateurs de la psychothérapie institutionnelle et le directeur de la clinique de La Borde, «utopie réalisée» (terme qu'il récusait). Ce qui est exact.

Huguette Oury était une femme d'une tenue et d'une droiture exemplaires. Elle n'était pas seulement la mémoire de La Borde, elle en était l'âme oblique. Huguette avait le chic des personnes centrales et décalées : centrale, on la pensait décalée ; décalée, on la soupçonnait centrale. Tout le monde avait raison. Huguette était une originale. C'était quelqu'un. Il fallait la voir tenir tête à son mari, et regarder ces deux tempéraments s'accompagner, pour comprendre que personne ne pouvait s'interposer. J'observe, en passant, qu'Huguette est morte le jour de la Saint-Valentin.

On ne célébrera pas Huguette Oury, on ne la graciera pas, et il se peut bien qu'on ne la retiendra pas. Les femmes qui font aussi l'histoire sont des héroïnes silencieuses et insoupçonnées.

Cette chronique est assurée en alternance par Serge Gruzinski, Sophie Wahnich, Johann Chapoutot et Laure Murat.