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TRIBUNE

L’héritage Hallyday : et l’égalité des chances alors?

L’après-Johnny continue de faire polémique. Mais jamais la notion même d’héritage n’est questionnée. N’est-ce pas pourtant l’une des sources les plus injustes des inégalités sociales ?
Hommage à Johnny Hallyday, le 9 décembre 2017 sur les Champs-Elysées. (Photo Boris Allin. Hans Lucas pour Libération)
publié le 1er mars 2018 à 17h06

La transmission mortis causa de Johnny Hallyday défraie la chronique. Outre les larmes publiques de ses enfants gâtés et autres, les lamentations des veuves indignées, ce fait divers met en évidence deux questions capitales relatives à la place de la volonté individuelle et à légitimité de l'héritage. Si Johnny a pu déshériter ses enfants, c'est parce que son testament n'est pas régi par la loi française qui rend indisponible une partie de la dévolution successorale appelée «réserve héréditaire». Ainsi, si le défunt a trois enfants ou plus, il ne pourra disposer, selon le droit français, que d'un quart de son patrimoine. Cette situation, étant d'ordre public, lorsque les libéralités consenties par le défunt dépassent la portion disponible, les héritiers peuvent demander au juge de réduire celles-ci jusqu'à concurrence de la réserve héréditaire (c'est justement ce que demandent Laura et David). Cela constitue une limitation à la libre organisation des biens propres. Tout se passe comme si le patrimoine n'appartient plus au défunt mais aux héritiers.

La succession constitue une forme automatique d’acquisition de la propriété, à la fois économique et symbolique, car il s’agit non seulement de la transmission des biens mais aussi de la succession au pouvoir économique (direction d’une entreprise), au pouvoir culturel (dynastie d’acteurs ou d’éditeurs…), au pouvoir politique…

L’héritage apparaît ainsi comme la principale source de l’endogamie sociale. C’est pourquoi, la réserve héréditaire constitue également une atteinte à l’égalité des chances. Une approche morale conduit à considérer comme tout à fait injuste de profiter d’une richesse sans avoir travaillé pour cela, sans l’avoir méritée. Quel mérite y a-t-il de naître dans une famille riche, d’avoir été dispensé de toutes les contraintes matérielles, d’avoir pu fréquenter les meilleures écoles (sans avoir été obligé de travailler pour payer ses études), d’avoir baigné depuis son enfance dans le show-business, d’avoir un réseau de relations qui facilite l’ouverture de toutes les portes, de disposer de toutes les cautions ? Issue d’une idéologie familialiste, la réserve héréditaire se fonde sur l’idée selon laquelle la propriété n’est pas bâtie sur l’individu mais sur la famille. La réserve lèse le principe d’égalité car elle circonscrit la circulation du patrimoine à l’intérieure de la famille.

Si la Révolution avait mis fin à tous les privilèges dus à la naissance, le seul qui n'a pas disparu est bien l'héritage. Il a fallu attendre les saint-simoniens pour que l'héritage soit dénoncé comme une cause arbitraire d'inégalité. Cependant, le familialisme socialiste du XIXe siècle donnera les arguments moraux en faveur des successions. De Fourier à Victor Considérant en passant par Pierre-Joseph Proudhon, l'héritage est célébré comme une institution vertueuse. «L'hérédité est l'espoir du ménage […]. Le contrefort de la famille[…].Sans l'hérédité, non seulement il n'y a plus d'époux ni d'épouses, il n'y a plus d'ancêtres ni de descendants. Que dis-je ? Il n'y a même pas de collatéraux puisque, malgré la subtile métaphore de la fraternité citoyenne, il est très clair que si tout le monde est mon frère, je n'ai plus de frère», soulignait Proudhon.

La doctrine sociale de l'Eglise catholique fera définitivement de l'héritage une question disjointe de la propriété individuelle, et il sera irrémédiablement rattaché à la communauté familiale. Ainsi, pour Pie XI, le droit d'hérédité est un droit naturel qu'aucune autorité ne peut abolir car la société domestique a sur la société civile une supériorité réelle (Quadragesimo anno 1931). Cette étrange alliance de la gauche et l'Eglise catholique a finalement banalisé l'une des sources les plus injustes de l'inégalité. L'héritage est à la fois une entrave à la liberté du propriétaire et à l'égalité des chances des individus dont il serait temps d'abolir.