Vous pensiez peut-être, comme moi, que les maisons closes étaient définitivement interdites en France depuis la loi Marthe Richard de 1946 ? Eh bien, détrompez-vous, à Paris les affaires reprennent. Cependant, en 2018 il ne s’agit plus de vulgaires lupanars à fins d’abattage, mais d’une version high tech du concept : «Bienvenue dans la digisexualité», est-il inscrit au seuil virtuel du bordel 2.0 où les internautes doivent d’abord, si j’ose dire, s’introduire en ligne. Après avoir certifié leur âge comme sur n’importe quel site porno, ils ont accès aux photos de ces demoiselles qui se déclarent prêtes à réaliser leurs «fantasmes les plus fous». «Réserve-moi», clament-elles. Air connu du cyberespace, direz-vous. Mais là où la digisexualité innove par rapport aux virtualités ordinaires, c’est qu’elle est digitale dans les deux sens du terme : ici vous ne vous contentez pas de choisir votre pute pixelisée, vous pouvez y mettre vraiment les doigts, et sans laisser d’empreintes sur l’écran de votre Mac.
En effet, moyennant 89€ l’heure - 149€ pour les peine-à-jouir (mention discrète sur votre facture CB) - et rendez-vous pris, une adresse vous sera confiée, où vous pourrez secrètement rejoindre dans sa chambrette l’objet de vos désirs, voire privatiser l’ensemble du lieu pour enterrer votre vie de garçon. Le choix en est pour l’instant assez réduit, mais «latine», «occidentale» ou «asiatique», les pensionnaires de la maison, Kim, Lily ou Sofia, tous seins dehors et cul par-dessus tête, synthétisent apparemment le gros des fantasmes masculins.
Un bordel en plein Paris, donc. Et la loi, dans tout ça ? Eh bien la loi, nous explique le patron, n’interdit pas les «espaces de jeu». Or, ce jeune exploitant de 28 ans, qui travaillait jusque-là dans la cigarette électronique et le luminaire, a déposé les statuts de sa boîte sous la rubrique : «location de jouets». Exit la maison de passe, introït la maison de poupées. Ces dames sont en effet des sexdolls en ferraille et silicone, pourvues de trois orifices - bucal, anal, vaginal - opérationnels avec lubrifiant (fourni) et disposées «dans la configuration souhaitée» par le client, afin d’offrir à celui-ci «un instant de tendresse».
Car l’entreprise se revendique à la fois philanthropique et prophylactique. Côté hygiène, les draps sont changés et les beautés astiquées après chaque utilisation ; comme la tête se dévisse à volonté, des ajustements sont toujours possibles, et pour peu que vous laissiez flotter votre imaginaire sur des effluves de désinfectant, l’expression «je vais te démonter» devrait prendre une dimension pleinement excitante. Le Casanova de Fellini, après avoir baisé mille et une femmes, ne finit-il pas, sur un air de boîte à musique, avec une poupée mécanique ? Veillez toutefois à vous conduire en gentlemen. Bien sûr, vous gardez votre liberté d’importuner, mais il vous en coûtera une caution de 100 € (en espèces). Le plus léger arrachage de cheveux, la plus petite écorchure et vous êtes bons pour cracher au bassinet, d’autant que la silicone, paraît-il, «marque facilement».
Sur le versant humaniste, la start-up a de grandes ambitions. Il s’agit avant tout d’«aider les gens qui n’ont pas de vie sexuelle». Certes, cette action cybercaritative n’est destinée qu’aux hommes, #marredelaveuvePoignet, #salutpoupée. Mais d’une part les femmes peuvent toujours s’acheter un godemiché en ligne sur le site de La Redoute, d’autre part le but ultime est quand même d’anéantir la domination masculine dans le monde. Ce «baiseness» ne doit-t-il pas en effet mettre fin à la prostitution féminine ? A terme, ne permettra-t-il pas de canaliser les pulsions mortifères des prédateurs sexuels sur des artefacts ?
Ainsi, une société américaine a déjà élaboré une poupée «timide» qui, pourvu d’une faible intelligence artificielle (point trop n’en faut), est programmée pour crier non. C’est une poupée qui fait non non non non, toute la journée elle fait non non non, mais contrairement à la chanson de Polnareff, personne n’attend qu’elle dise oui. Conçue pour soulager en toute impunité les violeurs, par l’effet d’une catharsis post-moderne elle participerait au progrès moral de l’humanité. Dans ces maisons de tolérance, on attend donc le macchabée pour nécrophile averti, le berger allemand siliconé pour zoophile honteux, la petite fille en socquettes pour pédophiles, ah non, pardon, celle-là existe déjà #elleestjolietapoupée #commentelles’appelle.
Cette chronique est assurée en alternance par Thomas Clerc, Camille Laurens, Sylvain Prudhomme et Tania de Montaigne.