Tout détenteur d'une carte de presse sait donc qu'il mérite d'être haï, d'une haine «juste et saine», par Jean-Luc Mélenchon. C'est en toutes lettres, dans son dernier billet de blog : «Si la haine des médias et de ceux qui les animent est juste et saine…»
Ce constat a aussitôt déchaîné les réactions qu'on imagine de nombre de confrères. Lesquelles ont elles-mêmes déclenché les contre-réactions de la mélenchosphère : lisez la phrase en entier. Soit. La phrase se poursuit donc ainsi : «…elle ne doit pas nous empêcher de penser notre rapport à eux comme une question qui doit se traiter rationnellement dans les termes d'un combat.» Donc, cette haine «juste et saine» doit déboucher sur un «combat rationnel». On repense au «les têtes vont tomber», qui valut haro médiatique de droite au socialiste Paul Quilès en 1981. La phrase intégrale était : «Il ne faut pas seulement dire que des têtes vont tomber, il faut dire lesquelles, et le dire rapidement.» Rien ne change vraiment, ni dans le maniement du chiffon rouge, ni dans les réactions du taureau.
Comme souvent dans les textes du blogueur Mélenchon, le véritable sujet n'est pas abordé avant le dixième paragraphe environ. Après six paragraphes décrivant sans précisions le «bashing» dont il est victime, après quatre autres paragraphes irréels de soutien confraternel à Laurent Wauquiez, victime d'une «lourde attaque globale du parti médiatique», dans l'affaire de la fuite de son cours aux étudiants lyonnais, vient donc le cœur du sujet : la dénonciation d'une enquête de France Info sur les comptes de campagne du candidat des Insoumis, sur laquelle on se gardera bien de se prononcer ici.
Le basculement du combat antimédias des Insoumis de la critique vers la haine marque une date. On peut critiquer sans haine. On peut même combattre sans haine. Haïr, c'est du registre de la guerre sainte - et bien peu marxiste, au passage. Reste la question : les médias méritent-ils cette haine ? Autrement dit, font-ils le mal en toute conscience ? Pour prendre un exemple, quand ils moulinent inlassablement la liste des «avantages» des cheminots, sans jamais rappeler les contraintes dont ces avantages sont les contreparties, «font-ils exprès» de se ranger sous la bannière du gouvernement, ou bien sont-ils les agents inconscients du conditionnement ? Non seulement cette question est sans réponse, mais elle est inutile. A chacun d'y apporter au fond la réponse qu'il souhaite.
Reconnaissons d’abord que les prémisses de Mélenchon sont exactes : oui, en France, la «grande» presse, à l’exception de quelques médias indépendants, essentiellement en ligne, est entre les mains de l’argent. C’est cruel, mais c’est ainsi. Comme avant-guerre. Comme depuis qu’elle existe, en fait, à l’exception de la parenthèse enchantée de la presse issue de la Résistance. Ce qui ne veut pas dire que l’argent ait tué la liberté de la presse. Bien qu’il s’y efforce, il ne peut pas toujours tout contrôler. On y trouve encore, si on cherche bien, de vrais morceaux d’enquête, y compris sur les comptes de campagne de Mélenchon.
Mais peut-être le haineux rêve-t-il secrètement d'être haï par les «médias des neuf milliardaires». On le comprend : quel carburant ce serait ! Mais on peut craindre que ces médias des «neuf milliardaires» soient toujours plus forts à ce jeu-là que Mélenchon.
D’abord parce qu’ils le prennent en tenaille, entre l’argent et la liberté de la presse. En se drapant du magnifique principe de la liberté de la presse, l’argent s’est rendu inexpugnable. Surtout, parce qu’ils sont incapables de haine. Ils ont des techniques autrement redoutables. Leur haine éventuelle est aussitôt transmutée en choix professionnels. Ils surmédiatisent. Ou bien ils black-outent. Ou encore ils choisissent des photos en contre-plongée. Vous aurez beau ferrailler, vous ferraillerez dans le vide.
Alors ? Alors, pas d'autre choix que de les contourner. La chaîne YouTube de Mélenchon fut un grand succès, qui a beaucoup fait pour son succès à la présidentielle. Malgré les hoquets bruyants de son démarrage, le Média peut encore devenir une alternative. Le film Merci patron, de François Ruffin, est l'exemple de la manière de fabriquer du feelgood avec du politique. Toutes les vidéos virales du même Ruffin, racontant des tranches de vie des gens ordinaires, sont d'un impact très fort. Don't hate the media, be the media, comme disait l'autre.