C'est la révolte de l'impensé. Le corps féminin prend la parole, se rebelle, massivement, collectivement. Et s'il fallait maintenant repenser l'impensé ? C'est «la question posée au XXIe siècle», répond la philosophe Geneviève Fraisse, auteure de la Sexuation du monde (1). D'après elle, Carole Pateman avait raison. L'affaire Weinstein et ses suites, #MeToo et #Balancetonporc, sont une criante illustration de l'analyse développée par la féministe britannique dans le Contrat sexuel (2) : «Le corps des femmes est un impensé du contrat social, un impensé de nos sociétés. Les femmes disent désormais, collectivement, que leur corps n'est plus à la disposition des hommes, ne plus vouloir de ce rapport de force dans lequel elles sont si facilement perdantes. C'est un maillon de la structure sociale qui saute, affirme Geneviève Fraisse. Désormais, on ne peut plus ignorer qu'il y a un problème du côté du corps des femmes.»
Le combat est collectif et politique, il fait histoire. C'est le corps des femmes, corps social qui se dresse. Se profile l'avènement d'un nouveau contrat social, fondé sur un nouveau corps féminin qui s'appartiendrait pleinement. «Nous sommes dans une vaste prise de conscience, nous espérons changer le monde», dit la philosophe, qui observe ce vaste «rétropédalage personnel» enclenché chez chacun et chacune, où l'on revisite son vécu, ses gestes. «Sur les trois moments féministes que j'ai connus, c'est-à-dire les années 70, avec l'avortement et la contraception, puis les années 90 avec la parité et aujourd'hui, c'est la première fois que toutes et tous sont concernés.» La maîtrise de son corps, toile de fond de deux siècles de combats législatifs, de combats de raison, se joue désormais «magistralement», pronostique l'historienne de la pensée féministe. Un changement de «cycle». Cette fois, il n'y a pas d'option individuelle. Il ne s'agit pas du corps personnel (avoir un enfant quand je veux) mais du corps féminin sur lequel pèse une organisation sociale qui l'oppresse. Et quand ce corps-là envoie tout valser, les conséquences embarquent tout le monde. Uterus ou pas.
Tournant dans la lutte, continuité de l'histoire. #Balancetonporc s'inscrit, selon Geneviève Fraisse, dans un mouvement de fond, celui de la «réappropriation de leur corps par les femmes». Une réappropriation. Comme si les femmes avaient été expropriées de leur corps. Ou qu'elles le perdaient, en grandissant. Quand elles se frottent au réel, découvrant que l'égalité hommes-femmes n'est qu'un «mensonge social». Il faudra le revendiquer encore, «mon corps m'appartient». Quoique le slogan a vécu. Elle l'a scandé et défendu ; aujourd'hui, Geneviève Fraisse le met «à distance». Car revendiquer une propriété sur son propre corps, c'est l'objectiver, en faire une chose consommable et sur laquelle il est possible de faire main basse. Elle lui préfère l'habeas corpus du XVIIe siècle. «Etre et avoir un corps», individuel et pour lui-même. Pour le psychiatre et psychanalyste Daniel Lemler, qui intervient en service de PMA, la question n'est pas celle d'un corps qui nous appartiendrait, mais plutôt de parvenir «à l'habiter confortablement». Et le bail est précaire. Le rapport d'un individu à son corps est une construction complexe. Et de rappeler que le corps unifié, lieu de la subjectivité, est un acquis. Les femmes sont plus enclines à l'analyse, note son confrère Jean-Richard Freymann, dont la patientèle est surtout féminine : «Elles sont déjà dans une négociation permanente avec les normes du patriarcat, contraintes de négocier continuellement leur rapport au couple, à la maternité, réalisée ou non, à l'image, la beauté.»
L’épanouissement du clitoris
Le corps s'éprouve autant qu'il nous échappe. Un phénomène dont on fait l'expérience, un vécu. Voilà le principe du «féminisme phénoménologique», développé par la philosophe Camille Froidevaux-Metterie, auteure de Révolution du féminin (Gallimard, 2015) : «L'émancipation n'est pas synonyme de désincarnation. Les féministes ont longtemps eu du mal à penser le corps des femmes autrement que comme un vecteur d'aliénation qui les enferme.» C'est ce qui expliquerait un certain décrochage des jeunes femmes au début des années 2000. Décrochage qu'Elisabeth Badinter voyait comme une Fausse Route (3), un retour en force du naturalisme qui sonnerait sinon comme une régression, au moins comme une dérive essentialiste du féminisme. Aux yeux de Camille Froidevaux-Metterie, la nouvelle génération «ne se reconnaissait plus dans des combats trop éloignés de ses préoccupations quotidiennes». Combats «absolument nécessaires et légitimes», selon la chercheuse, sur le rejet de la binarité masculin-féminin, l'implosion des identités sexuelles pour déconstruire la domination de genre, mais qui ont eu «comme particularité d'invisibiliser, voire de déconsidérer la corporéité féminine». Le champ de bataille est trop abstrait, lointain. Il est des combats plus triviaux mais non moins féministes. Expérience de Camille Froidevaux-Metterie : trouver un soutien-gorge non coqué pour une adolescente. «Comme si tous les seins devaient être ronds et hauts, formatés comme des appâts. On oublie qu'ils participent de l'expérience singulière de chacune comme source de plaisir érotique mais aussi de façon quasi identitaire.»
Elle voit les lignes bouger, se rapprocher, et veut croire que «nous vivons un tournant de la pensée féministe», qui pourrait en ressortir «débarrassée une fois pour toutes de cette dichotomie différentialiste et essentialiste». La corporéité féminine devient enfin «pensable» positivement. Si la «lutte contre les violences faites aux femmes ne date pas d'hier», il y eut autour des années 2010, «comme une explosion». La nouvelle génération fait surgir dans le débat public un corps charnel, intime, qui n'enferme pas, qui ne remet pas les femmes en position de soumission à Mère Nature. Comme un cri d'amour pour son propre corps, qui n'est plus complexé, honteux. Le clitoris a fait son entrée dans les manuels scolaires. Il y a la lutte contre la taxe tampon, la première campagne sur l'endométriose, les groupes de discussion sur les règles, les recherches sur le vagin, son formidable biotope… Ainsi, #MeToo, enraciné dans cette histoire récente, est «une étape supplémentaire de la lutte féministe, son moment génital», comme un «ultime combat». «Maintenant que les femmes sont en train de devenir des hommes comme les autres dans la sphère sociale, qu'elles investissent le monde du travail et la vie politique, elles réinvestissent le dernier bastion de la domination masculine qu'est le corps dans sa dimension sexuelle, insiste Camille Froidevaux-Metterie. C'est un approfondissement de la dynamique d'émancipation qui se déploie jusqu'au fond des entrailles féminines pour donner naissance à de nouveaux combats les plus intimes.»
En ligne de mire de la philosophe et professeure de science politique : «Une sexualité enfin libre, égalitaire et épanouissante, qu'elle soit fluctuante et plurielle, ou conjugale et monogame, bisexuelle, homosexuelle, etc.» Elle dénonce les accents parfois trop «normatifs» du féminisme autant que la «conception andronormée» qui encadre encore la sexualité : «La pénétration n'est pas le prérequis de l'orgasme, c'est la stimulation clitoridienne interne ou externe, qui en est la condition. Autrement dit, les femmes n'ont pas besoin des hommes pour jouir. Il faut se saisir de cette occasion de parler des modalités du plaisir et des relations avec les hommes.»
Pour jouir, s'habiter pleinement, encore faut-il se connaître. Libérer le corps des femmes, passe par une «réappropriation du savoir sur le corps des femmes», explique Marie-Hélène Lahaye, membre du collectif féministe qui se lance dans la réédition de Our Bodies, Ourselves, ouvrage pédagogique sur la santé et la sexualité, écrit par et pour les femmes, publié en 1971 aux Etats-Unis, en 1977 en France. Une somme de témoignages et réflexions qui devrait paraître en 2019 aux éditions Hors d'atteinte. C'est un corps de femme nouvelle génération qui s'affirme sain et dont le seuil de tolérance corporel s'est considérablement abaissé, d'après elle : «Sans qu'il y ait un vrai conflit de générations, on se réapproprie les combats féministes et on va plus loin, par exemple, on veut une contraception mais sans effet secondaire, ce n'est pas une régression.» Et Marie-Hélène Lahaye d'expliquer : «Dans les années 50-60, au moment du basculement de l'accouchement vers l'hôpital, il y a eu un matraquage sur les femmes, elles ne devaient plus écouter leurs mères, leurs sœurs, seulement leur médecin». Qui, lui, ne répondait pas à leurs questions. Il ne répond toujours pas mais «il fait naître les enfants», avec sa science, ses outils, «infantilisant les femmes et les dépossédant».
Sans désir, point de libération
Historiquement, la médecine formatée par les hommes repose sur une conception antique du corps féminin malade, défaillant voire dangereux. Si le diagnostic d'hystérie menaçait hier les insoumises, aujourd'hui, c'est le cancer du sein, des ovaires, du col, avance Marie-Hélène Lahaye : «Privées d'information, les femmes se soumettent à des examens invasifs, gênants, voire mutilants alors que la première cause de mortalité est identique à celle des hommes : les maladies cardio-vasculaires. L'idéologie misogyne perdure.» La transmission entre femmes, elle, est rompue.
Reste les réseaux sociaux, les forums tant dénigrés par les médecins. Et comme avec #Balancetonporc, ce sont les femmes qui mettent leur corps sur la place publique. Il fait irruption dans le débat, et les jeunes femmes le mettent en lumière, dissipant la zone grise dont leurs mères s’accommodaient. Ne tolérer aucune atteinte, ni main baladeuse ni prescription de pilule qui file la nausée.
Sauf que #Balancetonporc, ce n'est qu'un «tout petit filet de voix par rapport au continent noir de la douleur parce que femme», tempère Laure Adler, auteure du Dictionnaire intime des femmes (4). Elle se demande s'il n'y aura pas «un prix à payer» pour cette parole aussi salutaire que périlleuse quant au rapport intime que chacun entretient avec son corps. Car «c'est un corps très souffrant, douloureux, violenté qu'on entend. On ne parle pas du corps désiré, du corps désirable et arrogant, de l'éloge de l'amour, de la sensualité, de la sexualité», dit-elle. Or, sans désir, point de libération des corps. «Ce discours libérateur du corps objet de la domination masculine est important, on s'en réjouit toutes, mais si on intériorise cette violence, je crains qu'on entre dans un grand silence sur le désir des femmes.» Désir qui serait étouffé sous une chape de plomb, celle qui s'est «abattue sur nous» ces quinze dernières années : «Une régression morale dingue, avec une sexualité hygiénique, domestiquée, quasiment synonyme de reproduction», selon Laure Adler. Elle cherche les figures tutélaires, comme Simone de Beauvoir, qui incarneraient ce corps désirant. Elle voit plutôt se déployer«ce foutu archaïsme qui veut que la femme soit la proie et l'esclave de l'homme». «Quand, dans l'inconscient collectif, les hommes n'auront plus le monopole du désir, alors on pourra parler d'égalité des droits. Mais cela passe par la sexualité. Et donc, d'abord par l'image intérieure du corps des femmes.» Balançons nos corps. Nos corps désirants.
(1) Presses de Sciences-Po, 2016.
(2) La Découverte, 2010.
(3) Odile Jacob, 2003.
(4) Stock, 2017.