Et si placenta était le double
du nouveau-né ? Entre mille sujets prétextes à remettre en cause nos tranquilles préjugés, Emmanuel Désveaux, Directeur d'Etudes à l'EHESS, Professeur à
l'Université d'Indiana, consacre un livre (La Parole et la substance) aux indiens d'Amérique du nord où il dissèque, avec une joie contagieuse, le lien entre le matriarcat iroquois et leurs terrifiantes techniques de tortures, par exemple, avant de se pencher sur l'équation «un papa, une maman» chez les Sioux et sur les tatouages "guerriers" qui ornent le corps des femmes yurok ou karok. De ce livre foisonnant, parcouru par le fil rouge de la question de genre, on retient notamment le chapitre que le chercheur consacre au placenta.
S'appuyant sur le récit d'une ancienne sage-femme ojibwa, il fait des rituels entourant
l'accouchement l'équivalent de rituels funéraires. Un enfant naît pour la vie,
un autre naît pour la mort. Son récit, très beau, commence ainsi : lorsqu'une
femme ojibwa était sur le point d'accoucher, «on
édifiait un petit tipi exprès pour l'événement à proximité de celui qui servait
d'habitation. […] La femme accouchait à genoux en s'agrippant à une lanière de
cuir tendue horizontalement devant elle.» Pourquoi ?
Pourquoi s’accrocher à une corde ?
Dans cette région centrale de l’Amérique du Nord,
une légende veut que le démiurge soit né d’une femme «se balançant au bout
d’une corde fixée au ciel.» Le mythe raconte que cette humaine était
devenue l’épouse d’un astre, mais depuis là-haut dans le ciel, elle se mit à
avoir nostalgie de la terre. Perçant un trou dans le plancher du ciel, elle
déroula une corde le long de laquelle elle se laissa descendre.
Malheureusement, la corde était trop courte. «Et c’est ainsi suspendue que
l’infortunée héroïne donn[a] naissance à son fils», raconte Emmanuel
Désveaux… L’astre qu’avait épousé cette humaine était-il la lune, le soleil
ou une étoile du grand chariot ? Claude Lévi-Strauss a consacré des textes
magnifiques à ces «maris-étoiles» indiens dans Les Mythologiques. Mais
qu’importe. Le nez fendu du lièvre gémellaire
«Revenons à l’ethnographie et aux souvenirs de
notre informatrice. La personne qui assiste la parturiente “ramasse” l’enfant
et le recueille dans une petite couverture confectionnée avec des fines
lanières de peau de lièvre.» Ayant coupé le cordon, puis essuyé le nouveau-né
avec cette couverture, elle le transvase dans une seconde couverture faite du
même matériau soyeux et doux. La première couverture sert ensuite à recueillir
le placenta. Deux couvertures, deux expulsions. Que la couverture soit en peau
de lièvre n’a d’ailleurs rien d’innocent car le lièvre au nez fendu évoque le
double par excellence : «il représente la partition potentielle de
l’individu en deux, sa métamorphose en jumeaux ou, au contraire, la rétraction
des jumeaux en une personne.» Étant recueilli dans une douce couverture
faite dans la peau d’un animal qui symbolise la gémellité, le placenta est donc
traité avec le même soin que s’il s’agissait du double du nouveau-né… Mais pas
pour longtemps. A lui, on ne donnera pas le sein. Le placenta se voit réserver
un autre sort.
Le placenta, inhumé en hauteur
La sage-femme enferme le placenta dans la couverture
n°1 «et en fait un paquet qu’elle noue solidement. Ce paquet est transporté
à l’extérieur et caché en hauteur dans un arbre, idéalement à l’insu du regard
des hommes.» Voilà le placenta «inhumé» en hauteur, ainsi qu’il est d’usage
chez les voisins des Ojibwa (les Sioux) qui mettent leurs cadavres dans des
sacs sur des plate-formes élevées… Cette mise en cache «constitue
probablement le seul rite funéraire réservé à l’individu, comme par
anticipation», explique le chercheur qui souligne un fait inouï : «avec
les Ojibwa septentrionaux, nous sommes au degré zéro du rite funéraire.
Au décès de l’individu, on abandonnait le corps et on s’en allait sans autre forme
de procès.» Il est rare qu’une société n’accorde aucune importance au
cadavre et le traite comme un simple déchet…
Prévoyance décès chez les Ojibwa
Concernant les Ojibwa, ainsi que le démontre
Emmanuel Désveaux, l’explication est simple : c’est par l’intermédiaire de son
double (le placenta) qu’un humain bénéficie d’une cérémonie funéraire. Elle est
faite à sa naissance, ce qui pourrait être interprété comme une forme de
prévoyance décès radicale. Mais les Ojibwa ne sont pas les seuls à réserver ce
sort au placenta. De fait, «les femmes sioux disposaient du placenta d’une
manière similaire à celle que nous avons décrite pour les Ojibwa
septentrionaux. Elles en faisaient un petit paquet qu’elles suspendaient à un
arbre.» Détail curieux : l’arbre idéal pour recueillir «l’objet
placentaire» est un prunier sauvage dont les fruits sont particulièrement
apprécié des ours. Le but était donc, chez les Sioux, de faire dévorer le
placenta par un ours. Pourquoi ?
L’ours est un «super utérus»
L'ours est un animal aux vertus très spéciales,
explique Emmanuel Désveaux, puisqu'il
hiberne dans un état quasi-cadavérique, avant de renaître
au printemps… La durée de l'hibernation correspond d'ailleurs «plus au moins
à la période de gestation chez l'humain (du moins dans les régions les plus
froides)», note le chercheur qui ajoute un autre fait singulier à son
palmarès : même en état d'hibernation, une femelle ours enceinte se réveille
quand elle sent le danger, pour mettre bas. Aucune femelle ours ne peut être
tuée gravide, ce qui est fait «un super utérus, s'exclame le chercheur, capable
de décider, en cas de danger mortel par exemple, de donner naissance à son
petit, indépendamment des contraintes temporelles qui pèsent normalement sur le
processus de gestation. Et si les femmes sioux donnent le placenta à manger aux
ours, les hommes ojibwa leur offrent, quant à eux, le cordon ombilical. Tantôt
dès qu'il tombe, tantôt plus tardivement, au moment où l'enfant commence à
marcher, le père le récupère et s'en va en forêt chercher l'entrée d'une
tanière d'ours à proximité de laquelle il le dépose.»
L’ours a-t-il le pouvoir d’accorder la double-vie
?
Mangeant le double des bébés (leur placenta ou leur
cordon ombilical), l’ours les inscrit dans un cycle mort-suivie-de-renaissance.
Pour appuyer cette thèse, Emmanuel Désveaux mentionne d’ailleurs cette coutume
étrange qui consistait chez les Sioux à «soigner» un guerrier en
ré-initialisant sa conception… Quand un guerrier était blessé, c’était à sa
mère de l’amener au chamane-ours. «Mieux, il semble bien qu’elle devait
s’offrir à lui, sexuellement s’entend, l’accouplement constituant un préalable
de l’action thérapeutique entreprise ensuite par le chamane-ours […] : échapper
à la mort, c’est d’une certaine manière renaître. La mère se donne au chamane
afin d’assurer la renaissance de son fils en un coït rituel.»
L’ours : un humanoïde à la fourrure brillante
Dévorateur du double, l’ours lui assure
symboliquement une après-vie possible. Ne dit-on pas qu’un ours hiberne
toujours le museau vers le ciel, tendu vers les étoiles dont sa fourrure
partage le brillant ? «Selon le dictionnaire Le Robert, l’étymologie
du mot “brun” renvoie à une racine germanique signifiant “brillant”. On sait
que le pelage de l’ours noir (qui est en fait marron) a effectivement tendance
à réfléchir la lumière, à l’instar des étoiles.» Offrir du placenta à
l’ours (ou un cordon ombilical), quoi de plus logique dans ce système de
métaphores qui assimilent les humains à des étoiles déchues ou à des êtres
tendus vers le ciel ? «Hommes et étoiles partagent au fond une même essence»,
rappelle Emmanuel Désveaux qui donne à son texte un tour troublant… On en
achève la lecture avec émotion car ce que le chercheur amène, en conclusion,
c’est la nécessité pour chacun d’entre nous de mourir. Penser l’être comme l’être-pour-mourir
Il ne suffit pas, en effet, de démontrer que les
nouveaux-nés ojibwa et sioux se voient assurer un rituel funéraire dès la
naissance. Encore faut-il le justifier. Au-delà d’une forme de sagesse,
Emmanuel Désveaux y voit une «mise en perspective pour le moins radicale de
la destinée humaine» : inhumer le placenta, dit-il, c’est donner du poids à
la vie humaine. Plus précisément, c’est la lester. Sans ce lest, nous serions
«sans poids», à l’image des astres suspendus dans l’éther, explique Emmanuel
Désveaux. Les êtres de langage vivent au futur car ils ont «cette faculté de
vivre en apesanteur chez l’individu humain, bénéfice immense de la maîtrise du
langage articulé – bien que je sois ici, je puis toujours imaginer, ou
prétendre que je n’y suis pas.» Rien n’existe pour eux qu’une éternelle
projection en avant. Leur vie n’est faite que de projets… jusqu’au moment où
leur double se rappelle à eux, leur placenta, leur double mort originel,
caché dans la forêt. C’est le secret de la sage-femme. Elle seule sait où se
trouve le cocon. «Et le secret contenu dans le paquet ne correspond à rien
sinon à l’instant où l’individu sera rattrapé par ce double, par sa propre
mort.»