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Blog «Les 400 culs»

Chez les Ojibwa, chaque bébé naît cloné ?

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Chez les indiens d'Amérique du nord –Ojibwa et Sioux- le placenta est traité comme un bébé numéro 2, un jumeau, auquel on réserve un sort étrange : il est enrobé d'une couverture et caché au sommet d'un arbre, comme on ferait d'un mort. Pourquoi ?
*Original* WESTERN QUEEN Indian Maiden RIALTO Orange
par
publié le 7 mars 2018 à 7h58
(mis à jour le 7 mars 2018 à 10h15)

Et si placenta était le double du nouveau-né ? Entre mille sujets prétextes à remettre en cause nos tranquilles préjugés, Emmanuel Désveaux, Directeur d'Etudes à l'EHESS, Professeur à l'Université d'Indiana, consacre un livre (La Parole et la substance) aux indiens d'Amérique du nord où il dissèque, avec une joie contagieuse, le lien entre le matriarcat iroquois et leurs terrifiantes techniques de tortures, par exemple, avant de se pencher sur l'équation «un papa, une maman» chez les Sioux et sur les tatouages "guerriers" qui ornent le corps des femmes yurok ou karok. De ce livre foisonnant, parcouru par le fil rouge de la question de genre, on retient notamment le chapitre que le chercheur consacre au placenta.

S'appuyant sur le récit d'une ancienne sage-femme ojibwa, il fait des rituels entourant l'accouchement l'équivalent de rituels funéraires. Un enfant naît pour la vie, un autre naît pour la mort. Son récit, très beau, commence ainsi : lorsqu'une femme ojibwa était sur le point d'accoucher, «on édifiait un petit tipi exprès pour l'événement à proximité de celui qui servait d'habitation. […] La femme accouchait à genoux en s'agrippant à une lanière de cuir tendue horizontalement devant elle.» Pourquoi ?

Pourquoi s’accrocher à une corde ?

Dans cette région centrale de l’Amérique du Nord, une légende veut que le démiurge soit né d’une femme «se balançant au bout d’une corde fixée au cielLe mythe raconte que cette humaine était devenue l’épouse d’un astre, mais depuis là-haut dans le ciel, elle se mit à avoir nostalgie de la terre. Perçant un trou dans le plancher du ciel, elle déroula une corde le long de laquelle elle se laissa descendre. Malheureusement, la corde était trop courte. «Et c’est ainsi suspendue que l’infortunée héroïne donn[a] naissance à son fils», raconte Emmanuel Désveaux… L’astre qu’avait épousé cette humaine était-il la lune, le soleil ou une étoile du grand chariot ? Claude Lévi-Strauss a consacré des textes magnifiques à ces «maris-étoiles» indiens dans Les Mythologiques. Mais qu’importe.

Le nez fendu du lièvre gémellaire

«Revenons à l’ethnographie et aux souvenirs de notre informatrice. La personne qui assiste la parturiente “ramasse” l’enfant et le recueille dans une petite couverture confectionnée avec des fines lanières de peau de lièvre.» Ayant coupé le cordon, puis essuyé le nouveau-né avec cette couverture, elle le transvase dans une seconde couverture faite du même matériau soyeux et doux. La première couverture sert ensuite à recueillir le placenta. Deux couvertures, deux expulsions. Que la couverture soit en peau de lièvre n’a d’ailleurs rien d’innocent car le lièvre au nez fendu évoque le double par excellence : «il représente la partition potentielle de l’individu en deux, sa métamorphose en jumeaux ou, au contraire, la rétraction des jumeaux en une personne.» Étant recueilli dans une douce couverture faite dans la peau d’un animal qui symbolise la gémellité, le placenta est donc traité avec le même soin que s’il s’agissait du double du nouveau-né… Mais pas pour longtemps. A lui, on ne donnera pas le sein. Le placenta se voit réserver un autre sort.
Le placenta, inhumé en hauteur
La sage-femme enferme le placenta dans la couverture n°1 «et en fait un paquet qu’elle noue solidement. Ce paquet est transporté à l’extérieur et caché en hauteur dans un arbre, idéalement à l’insu du regard des hommes.» Voilà le placenta «inhumé» en hauteur, ainsi qu’il est d’usage chez les voisins des Ojibwa (les Sioux) qui mettent leurs cadavres dans des sacs sur des plate-formes élevées… Cette mise en cache «constitue probablement le seul rite funéraire réservé à l’individu, comme par anticipation», explique le chercheur qui souligne un fait inouï : «avec les Ojibwa septentrionaux, nous sommes au degré zéro du rite funéraire. Au décès de l’individu, on abandonnait le corps et on s’en allait sans autre forme de procès.» Il est rare qu’une société n’accorde aucune importance au cadavre et le traite comme un simple déchet…
Prévoyance décès chez les Ojibwa
Concernant les Ojibwa, ainsi que le démontre Emmanuel Désveaux, l’explication est simple : c’est par l’intermédiaire de son double (le placenta) qu’un humain bénéficie d’une cérémonie funéraire. Elle est faite à sa naissance, ce qui pourrait être interprété comme une forme de prévoyance décès radicale. Mais les Ojibwa ne sont pas les seuls à réserver ce sort au placenta. De fait, «les femmes sioux disposaient du placenta d’une manière similaire à celle que nous avons décrite pour les Ojibwa septentrionaux. Elles en faisaient un petit paquet qu’elles suspendaient à un arbre.» Détail curieux : l’arbre idéal pour recueillir «l’objet placentaire» est un prunier sauvage dont les fruits sont particulièrement apprécié des ours. Le but était donc, chez les Sioux, de faire dévorer le placenta par un ours. Pourquoi ?
L’ours est un «super utérus»

L'ours est un animal aux vertus très spéciales, explique Emmanuel Désveaux, puisqu'il hiberne dans un état quasi-cadavérique, avant de renaître au printemps… La durée de l'hibernation correspond d'ailleurs «plus au moins à la période de gestation chez l'humain (du moins dans les régions les plus froides)», note le chercheur qui ajoute un autre fait singulier à son palmarès : même en état d'hibernation, une femelle ours enceinte se réveille quand elle sent le danger, pour mettre bas. Aucune femelle ours ne peut être tuée gravide, ce qui est fait «un super utérus, s'exclame le chercheur, capable de décider, en cas de danger mortel par exemple, de donner naissance à son petit, indépendamment des contraintes temporelles qui pèsent normalement sur le processus de gestation. Et si les femmes sioux donnent le placenta à manger aux ours, les hommes ojibwa leur offrent, quant à eux, le cordon ombilical. Tantôt dès qu'il tombe, tantôt plus tardivement, au moment où l'enfant commence à marcher, le père le récupère et s'en va en forêt chercher l'entrée d'une tanière d'ours à proximité de laquelle il le dépose.»

L’ours a-t-il le pouvoir d’accorder la double-vie ?
Mangeant le double des bébés (leur placenta ou leur cordon ombilical), l’ours les inscrit dans un cycle mort-suivie-de-renaissance. Pour appuyer cette thèse, Emmanuel Désveaux mentionne d’ailleurs cette coutume étrange qui consistait chez les Sioux à «soigner» un guerrier en ré-initialisant sa conception… Quand un guerrier était blessé, c’était à sa mère de l’amener au chamane-ours. «Mieux, il semble bien qu’elle devait s’offrir à lui, sexuellement s’entend, l’accouplement constituant un préalable de l’action thérapeutique entreprise ensuite par le chamane-ours […] : échapper à la mort, c’est d’une certaine manière renaître. La mère se donne au chamane afin d’assurer la renaissance de son fils en un coït rituel.»

L’ours : un humanoïde à la fourrure brillante

Dévorateur du double, l’ours lui assure symboliquement une après-vie possible. Ne dit-on pas qu’un ours hiberne toujours le museau vers le ciel, tendu vers les étoiles dont sa fourrure partage le brillant ? «Selon le dictionnaire Le Robert, l’étymologie du mot “brun” renvoie à une racine germanique signifiant “brillant”. On sait que le pelage de l’ours noir (qui est en fait marron) a effectivement tendance à réfléchir la lumière, à l’instar des étoiles.» Offrir du placenta à l’ours (ou un cordon ombilical), quoi de plus logique dans ce système de métaphores qui assimilent les humains à des étoiles déchues ou à des êtres tendus vers le ciel ? «Hommes et étoiles partagent au fond une même essence», rappelle Emmanuel Désveaux qui donne à son texte un tour troublant… On en achève la lecture avec émotion car ce que le chercheur amène, en conclusion, c’est la nécessité pour chacun d’entre nous de mourir.
Penser l’être comme l’être-pour-mourir
Il ne suffit pas, en effet, de démontrer que les nouveaux-nés ojibwa et sioux se voient assurer un rituel funéraire dès la naissance. Encore faut-il le justifier. Au-delà d’une forme de sagesse, Emmanuel Désveaux y voit une «mise en perspective pour le moins radicale de la destinée humaine» : inhumer le placenta, dit-il, c’est donner du poids à la vie humaine. Plus précisément, c’est la lester. Sans ce lest, nous serions «sans poids», à l’image des astres suspendus dans l’éther, explique Emmanuel Désveaux. Les êtres de langage vivent au futur car ils ont «cette faculté de vivre en apesanteur chez l’individu humain, bénéfice immense de la maîtrise du langage articulé – bien que je sois ici, je puis toujours imaginer, ou prétendre que je n’y suis pas.» Rien n’existe pour eux qu’une éternelle projection en avant. Leur vie n’est faite que de projets… jusqu’au moment où leur double se rappelle à eux, leur placenta, leur double mort originel, caché dans la forêt. C’est le secret de la sage-femme. Elle seule sait où se trouve le cocon. «Et le secret contenu dans le paquet ne correspond à rien sinon à l’instant où l’individu sera rattrapé par ce double, par sa propre mort.»

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A LIRE : La Parole et la substance. Anthropologie comparée de l'Amérique et de l'Europe, Emmanuel Désveaux, Paris, Les Indes savantes, 2017.

CET ARTICLE FAIT PARTIE D’UN DOSSIER EN DEUX PARTIES SUR LE PLACENTA: «Mon placenta m’appartient», «Chez les Objibwa, chaque bébé naît cloné ?».