Par Lug ! Les Français, nations de mathématiciens, qui moissonnent les médailles Fields et s’enorgueillissent de leur terminale C, puis S, puis rien du tout, sont nuls en maths ! Les désormais célèbres études Pisa le disent, un rapport récent le rapporte, et la méthode de Singapour semble la martingale pour retrouver ce qui a fait la France.
On ne peut nier que la République et les mathématiques ont une culture commune : celle de la raison, c’est-à-dire de l’abstraction, de la pensée en généralité et de la solution universellement admise - et l’on peut définir la volonté majoritaire comme une approximation (mathématique) de la volonté générale. La République, qui se cherchait partout des prédécesseurs, a canonisé Descartes, père du doute méthodique et matheux pas manchot, comme en attestent les repères cartésiens et ses menus travaux d’optique.
Les mathématiques ont été gâtées par la Révolution française : l’esprit des Lumières respirait l’équation et transpirait le raisonnement hypothético-déductif - c’est d’ailleurs ce que lui ont reproché tous ses ennemis depuis, qui opposent le concret à l’abstrait, le particulier au général, la vie à la forme désincarnée.
Pour former des ingénieurs, militaires essentiellement, on fonda en 1794 l'Ecole polytechnique, grande école «quintessentielle», synonyme de travail acharné (en taupe), d'excellence et de méritocratie. La même année, on créa une Ecole normale, dominée par les littéraires, pour former les professeurs des écoles centrales, bientôt appelées lycées. Le règne des mathématiques fut très lent à advenir. La France, à l'instar de ses voisines, ne connaissait de culture que littéraire, et de science que secondaire : le lycée était dominé par les professeurs de rhétorique et de latin, et chaque candidat au doctorat devait rédiger une seconde thèse dans la langue de Cicéron. Cette hiérarchie et cette spécialisation des savoirs étaient une rupture à l'égard de l'héritage médiéval des «arts libéraux».Il reste de cette tradition le bachelor des universités britanniques et américaines, dépositaires de cette tradition qui nous revient par les cursus pluridisciplinaires de nos universités, ces bilicences qui n'ont rien à envier à une bonne khâgne.
Le basculement se fit dans les années 1960 : la massification de l’enseignement secondaire et supérieur rendait prétendument obsolète la formation par les lettres, matières à capital social et culturel, disait-on déjà, alors que les maths étaient censées être universellement comprises par la raison nue. Par ailleurs, les Trente dites glorieuses exigeaient, foi de plan quinquennal, des ingénieurs et des techniciens en nombre.
Le grand modèle était l’URSS des échiquiers et du Spoutnik. En 1957, le lancement réussi du premier satellite par les Soviétiques sema l’épouvante en Occident. Pour former au calcul et à l’avenir, on eut l’idée de mathématiser les mathématiques : fini l’enseignement intuitif, et «à bas Euclide», selon un mot célèbre du temps. Il fallait faire en sorte que le secondaire, voire le primaire, fussent aussi rigoureux que le supérieur, pour mieux faciliter l’entrée à l’université ou en classes préparatoires. En quatrième, à partir de la réforme de 1967, on n’enseigna plus que la droite était le plus court chemin entre deux points (intuitif, non rigoureux), mais une bijection de F dans G, telle que pour tout x appartenant à F, etc. Cette formalisation exigeante fut facilement tournée en dérision, jusqu’à devenir un argument politique (l’exemple de la droite fut cité notamment par le très littéraire Mitterrand, pour se gausser - deux jeux de mots se glissent dans cette parenthèse).
Cette réforme dite des «mathématiques modernes», inspirées par le souffle puissant des travaux du groupe Bourbaki, fut abandonnée sans fleurs ni couronnes vingt ans plus tard, laissant des enseignants déboussolés pendant un moment. Comment redonner le goût des mathématiques ? En cessant de les sacraliser d’abord : elles ne sont qu’un exercice de la raison comme les autres, et le raisonnement n’est pas l’apanage des matheux. Et qui sont les matheux, sinon tout le monde ? La raison est la chose du monde la mieux partagée, disait plaisamment Descartes, qui était philosophe parce que mathématicien, et inversement. La distinction des savoirs littéraires et scientifiques est une aberration hémiplégique très récente : Leibniz était mathématicien, juriste, historien et, à ses heures perdues, diplomate. Cette universalité de l’esprit, on appelait cela jadis du beau mot d’humanités : l’intelligence est partout, sa circonférence nulle part. Les maths, c’est comme le reste : pas compliqué, si on travaille un peu et si on y prend du plaisir.
Du plaisir, parce que c’est beau, les maths. Leibniz est contemporain de Bach, dont les fugues sont des suites mathématiques. Et qui n’a jamais été fasciné par la traduction d’une équation en courbe, d’une intégrale en surface ? C’est magique et c’est ludique, comme une belle phrase en latin. Pascal n’opposait pas l’esprit de géométrie à l’esprit de finesse : il les conjuguait et les composait, comme une fonction.
Cette chronique est assurée en alternance par Serge Gruzinski, Sophie Wahnich, Johann Chapoutot et Laure Murat.